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[Cannes 2022] «Harka», l’essence du mal


«Harka» est le premier film de fiction du documentariste Lotfy Nathan, coproduit par Tarantula Luxembourg. (Photo : Dulac Distribution)

Première des six coproductions luxembourgeoises (Tarantula) présentes à Cannes, Harka (Un certain regard) s’inspire de la réalité pour livrer une fable dure et pleine de rage sur la détresse de la jeunesse post-révolution en Tunisie.

Harka a beau marquer l’entrée en fiction du documentariste Lotfy Nathan, sur tout le film plane l’ombre du réel, symbolisée par un geste tristement célèbre : en décembre 2010, en Tunisie, un jeune homme de 26 ans, Mohamed Bouazizi, s’immole devant le siège du gouverneur de Sidi Bouzid, dans le centre du pays.

L’acte désespéré a traduit le ras-le-bol d’une population tunisienne luttant chaque jour pour vivre dans un pays gangrené par la corruption et l’hégémonie des puissants. La mort de Bouazizi a déclenché les manifestations («harkas») de la révolution tunisienne puis de ce qui allait devenir Printemps arabe, et le sacrifié a été élevé au rang de héros.

Que reste-t-il, dix ans plus tard, de la révolution? La démission du président Ben Ali a été un signe fort, mais elle n’a été guère plus que de la poudre aux yeux du peuple, qui continue de subir la loi du plus fort. Quand on demande à Ali, le héros du film, ce qu’il fait dans la vie, il répond sans sourciller, et sans honte : «Je me débrouille.»

Un salaire pour trois

Traduction : il vit dans une sorte de ruine, sans toit et sans murs, hors de la société et pourtant bien en accord avec cette machine à injustices qui n’a d’autre fonction que de broyer le peuple. Ses quelques sous, il les gagne grâce à la contrebande d’essence. Le même liquide à l’aide duquel s’est suicidé Mohamed Bouazizi. Le même liquide vendu à un prix exorbitant, aujourd’hui, en Europe, et avec lequel Ali ne fait pas un sou.

Sa survie devient plus difficile encore lorsque, à la mort de son père, le jeune homme soit s’occuper de ses deux sœurs cadettes; l’autre frère a trouvé un travail comme serveur à Hammamet. Son maigre salaire journalier est divisé en trois, quand Ali ne se fait pas racketter par la police.

Dans la ville touristique, le frère qui avait promis d’envoyer de l’argent pour les aider peine à vivre pour lui-même, et des dettes supplémentaires laissées par le père enfoncent un peu plus le couteau dans la plaie…

Un film qui emprunte à la fable

Chronique d’une Tunisie qui n’est jamais parvenue à sortir de sa mortelle précarité, Harka emprunte à la fable, que nous narre dans une voix-off très bien écrite la fille cadette. C’est elle qui lit et écrit à la place d’Ali; elle apprend le français, est sans doute brillante.

C’est aussi le seul personnage qui n’a jamais connu la révolution, à peine ou pas encore née. Ni la liesse générale successive. Ni la désillusion, à nouveau. Pour elle, l’eau de la mer est bleue; quand Ali s’y baigne, la couleur est dévorée par les reflets du soleil, un blanc ombragé qui donne l’impression qu’il flotte dans une mer de pétrole.

Un signe qui le rapproche toujours plus du craquage, d’autant plus que dans la caméra du réalisateur, les ondulations de l’eau se substituent au frémissement des flammes.

Les invisibles de la société

Avec une finesse devenue rare dans le drame politique contemporain, Lotfy Nathan s’empare d’une histoire qui, au départ, ne lui appartient pas (le cinéaste d’origine égyptienne, né au Royaume-Uni, vit et travaille aux États-Unis) pour la transformer en un grand film sur les invisibles de la société.

L’idée du «fantôme» y est d’ailleurs très présente, avec le constat que ce qui était perçu comme un sacrifice pour le peuple il y a dix ans n’attire plus le regard de personne aujourd’hui. La révolution devait continuer à donner de nouveaux héros, elle n’a en fait créé que des victimes.

C’est une œuvre à l’image de son protagoniste (l’excellent Adam Bessa) : un film plein de rage, qui n’oublie pas de faire entrer la lumière et la poésie dans sa colère. Car elles aussi ont quelque chose à raconter.