Douze auteurs luxembourgeois ont joué au cadavre exquis. Avant l’édition d’un livre, c’est sur scène, au Mudam, que cette joyeuse équipe va se retrouver.
Initié par ILL (Independent Little Lies) dans le cadre des Impossible Readings,ce projet, «très amusant à faire», selon les participants, relie créativité,expérimentation et convivialité. Avant le marathon littéraire de douze heures –dans le cadre des dix ans du Mudam– certains auteurs témoignent de ladélicatesse de l’exercice.
L’histoire retient que le jeu du cadavre exquis – le fait de composer à plusieurs une phrase ou un texte sans tenir compte des collaborations précédentes – fut inventé par Jacques Prévert, son ami Yves Tanguy et Marcel Duhamel, un après-midi d’ennui. Un sursaut amusé et amusant des surréalistes, daté de 1925 par l’un d’eux, André Breton, et qui va rapidement se répandre dans toute l’Europe, bien que la version dessinée ait pris le pas sur la version écrite, annulant de ce fait les disparités linguistiques.
Au Luxembourg, c’est connu, les langues se mélangent allégrement. Pour preuve, ce nouveau projet du collectif ILL, qui convie douze auteurs locaux, séparément puis collectivement, pour autant d’heures de lecture sur la scène improvisée du Mudam, en français, allemand, anglais, et luxembourgeois, s’il vous plaît! Luc Caregari, instigateur des Impossible Readings qui, depuis 2013, relient créativité, expérimentation et convivialité à travers des propositions hétéroclites, se souvient de la genèse du concept : « Chaque année, en été, ILL s’offre une retraite spirituelle. À cette occasion, Marc Baum a proposé un marathon littéraire autour d’une œuvre classique. Mais finalement, c’est l’idée d’un cadavre exquis qui s’est imposée. »
Conformément aux envies originelles d’assemblage et de vadrouilles hors sentiers battus, les mots, ici, se marieront avec la musique, histoire de « mélanger les publics et les humeurs » – certains de ces musiciens proposant même un set articulé autour des textes, à l’instar d’Emre Sevindik et Das Radial (alias Max Thommes). Les auteurs, eux, découvriront leurs créations mises bout à bout d’ici le 2 juillet, après trois semaines de travail « à l’aveugle », même si, à les entendre, l’impatience se fait sentir. C’est le cas de Gast Groeber, lauréat du concours littéraire national (2012), du Lëtzebuerger Buchpräis (2014) et du prix de l’Union européenne (2015).
«Un peu comme dans Game of Thrones »
« Je suis vraiment curieux de découvrir l’ensemble », dit-il, reconnaissant toutefois, même s’il était tenu à ne pas entrer en relation avec les autres plumes, avoir eu de « petites discussions » avec certains. Mais pas suffisant pour y voir plus clair. En tout cas, il s’est plié, avec grâce, au challenge, même si, avant de recevoir le dernier paraphe de son prédécesseur – qu’il a dû donc poursuivre – il se posait toujours la même question : « Mais qu’est-ce qui va me tomber sur la tête? » Finalement, il a pris le relais de Guy Helminger et son écriture « vivante », qui lui a permis de se lancer dans ses « fantaisies ». Bienveillant, il a même soigné la fin de son texte, pour ne pas mettre son successeur dans « l’embarras ».
Nathalie Ronvaux, dont le recueil de pièces de théâtre La vérité m’appartient a été joué sur scène, au Luxembourg et à Esch-sur-Alzette en début d’année, avoue avoir été, au départ, troublée par l’exercice, difficilement abordable. « C’est assez déstabilisant de rebondir sur un simple paragraphe écrit par quelqu’un d’autre. Un auteur n’est jamais habitué à cela. Du coup, il faut trancher : doit-on suivre l’histoire ou l’ignorer? Idem pour les personnages. Cette contrainte de l’héritage est compliquée à manier. »
Finalement, entre acceptation et refus, elle a fait son choix : « Personnellement, je joue avec les contrastes et je m’en amuse, quitte à ce que l’ensemble soit hybride, voire incongru. C’est aussi tout le charme et le plaisir d’un travail collectif. » Même son de cloche chez Ian De Toffoli, qui a également participé à ce patchwork littéraire. « Arriver au beau milieu d’une histoire et devoir en écrire la suite est un geste assez frustrant , confie-t-il. Surtout qu’on se demande, d’emblée, ce que l’auteur précédent a bien voulu dire. »
Il poursuit : « Bien sûr, l’exercice, par son essence, veut que l’on soit libre, et que la suite n’épouse pas une logique, mais c’est dur de se défaire de ses réflexes. » En tant que coéditeur de la maison Hydre Éditions, qui va compiler, prochainement, un livre attestant de cet élan fédérateur – si l’opération de crowfunding fonctionne (voir ci-contre) –, Ian De Toffoli a un coup d’avance sur les autres, ayant vu les textes mis bout à bout.
Son constat est implacable : « Si ça tient la route, je tiens à prévenir les lecteurs qu’ils risquent d’être frustrés : en effet, dès que l’on commence à aimer un personnage, il disparaît d’un coup! Un peu comme si les auteurs s’étaient donner le mot pour les massacrer . C’est un peu comme dans Game of Thrones . Avec Jeff Schinker, (NDLR : seul invité dans la confidence) , on s’amusait à contempler le destin de certains des protagonistes et à faire des paris, du genre « combien de textes va-t-il vivre encore? »» . Pour connaître le fin mot de l’histoire, il faudra attendre le dernier passage de Jean Bürlesk, 24 ans, dernier arrivé et qui aura la joie de lire son texte… à 5 h 30 du matin. C’est ce qu’on appelle un bizutage littéraire!
Grégory Cimatti
Mudam – Luxembourg. Début : le 2 juillet à 18h. Fin : le 3 juillet à 6h. Dans le cadre des dix ans du Mudam.