La Villa Vauban s’appuie sur le mouvement de contestation et d’émancipation mondial, à la fin des années 60, pour raconter l’art «subversif» de deux artistes luxembourgeois : Berthe Lutgen et Michel Daleiden.
Dans l’imaginaire collectif, l’année 1969 est celle où tout a basculé. Une période où le vieux monde a tangué sur ses bases, dépassé par l’agitation qui gagnait les rues et les esprits. La Villa Vauban le souligne dès l’entrée de «Summer of ‘69», dépeignant cette folle agitation sur un mur où se mêlent les portraits de John Lennon et Yoko Ono, des photographies de la conquête spatiale, des manifestations contre la guerre du Vietnam ou encore de la révolution planétaire étudiante. On peut même s’offrir un petit Woodstock privé avec une playlist dédiée à ces épisodes.
Mais quid du Luxembourg dans cette effervescence? Entre fleurs dans les cheveux et poings levés, le Grand-Duché a également connu son lot de changements, comme, entre autres, l’apparition de mouvements révolutionnaires (KBL, LCR), la naissance de l’Action solidarité tiers monde (ASTI) ou du Mouvement de libération des Femmes (MLF). Le tout dans une refonte sociale voulue progressiste – démocratisation de l’enseignement secondaire, mixité dans les écoles, réformes du divorce et de l’avortement, libéralisation du code pénal…
Mais «que veulent-ils?», se demande Le Républicain lorrain
Dans le domaine de l’art, la contestation a elle aussi trouvé une niche porteuse. Au pays, les artistes s’opposent également à la mode et aux traditions (surtout celle de l’École de Paris et son abstraction picturale) et balancent un grand coup de pied dans la fourmilière, cherchant de nouveaux matériaux, de nouveaux lieux d’exposition, de nouvelles formes d’expression.
Un «langage universel» multiple, qui prend alors différentes formes : pop art, art optique, art conceptuel, néo-dada, land art, body art, happening… En somme, une création libérée de toute contrainte, qui s’inspire de ce qui se fait ailleurs, de Stockholm à Berne en passant par Boston.
Un affranchissement qui agit comme un sucre sur la dent cariée, comme lorsque Le Républicain lorrain publie en novembre 1969 un article synthétisant ces étonnantes initiatives sous un titre qui en dit long : «Que veulent-ils?».
Au cœur de cette agitation, on trouve deux artistes sur lesquels la Villa Vauban jette son dévolu et s’attarde : Berthe Lutgen et Michel Daleiden. À la fin des «sixties», ce dernier rejoint la première au sein du collectif Arbeitsgruppe Kunst, dont elle est l’une des fondatrices. On les retrouvera encore sous d’autres étiquettes (Initiative 69, GRAP) et d’autres coups d’éclat.
«Peinture» vivante et électrochoc au salon du CAL
Le plus manifeste s’étire sur un mois, au Limpertsberg, à travers une première exposition dite «non affirmative et coopérative». Il y est surtout question de performances, d’installations et de heureux happening autour d’une thématique qui fait sens : la destruction. Berthe Lutgen, elle, initie avec son tableau vivant Beine statisch, Beine in Bewegung, Beine live l’art féministe et peut-être même le pop art au Luxembourg, tandis que «Misch Da Leiden» (son nom de scène), photographié dans son plus simple appareil, vautré comme un Bacchus, figure en tête d’affiche de la manifestation.
Avant cela, d’autres démonstrations ont marqué les esprits : une Ligne brisée est tracée à la craie blanche sur les rives de la Pétrusse par des esthètes défendant un art éphémère, public et non mercantile. Plus tard, à Prüm (Allemagne), d’autres remplissent une salle entière avec de gros câbles électriques, bobines, outils… avec lesquels le public est invité à interagir.
Sans oublier, bien sûr, l’électrochoc du CAL, en octobre 1968, avec cette «peinture» vivante composée d’une prairie artificielle, d’un ciel bleu, de cinq nuages, d’un soleil, de cinq arbres, de six fleurs… et d’artistes quasi nus, tout poil dehors! Comme le démontre un savoureux cliché, les ministres alors en visite au salon ont bien du mal à masquer leur gêne…
Condition féminine, écologique et humanitaire
De ce point de départ historique, la Villa Vauban, faute d’avoir sous la main suffisamment d’œuvres (et témoignages) d’époque, peut dès lors s’attarder sur les deux artistes, afin de «suivre leur parcours depuis ces années de révolte», explique Guy Thewes, directeur des Musées de la Ville de Luxembourg. Celui de Berthe Lutgen, aujourd’hui 86 ans et toujours active, est plus manifeste : d’abord parce qu’il se concentre, durant cinquante ans, autour de sujets définitifs tels que la condition féminine, la crise écologique ou les catastrophes humanitaires.
Ensuite parce que ses archives sont plus complètes, ne serait-ce du fait qu’elle a longtemps vécu et travaillé à Luxembourg – ce qui n’est pas le cas pour son homologue Michel Daleiden, âgé de 72 ans, toujours basé à Düsseldorf et tardivement reconnu au pays (sa seule exposition monographique date de 2017 à Esch-sur-Alzette).
D’ailleurs, de lui, on ne trouve à la Villa Vauban qu’une ancienne toile, réalisée en 1971, qui questionne le socialisme, les conditions de travail et les grèves ouvrières. Les autres sont plus récentes (ce qui est franchement dommage quand on a l’ambition de dessiner une trajectoire artistique).
Collages, publicités et sérigraphie
Comme elle le dit elle-même, «sur le plan de la mise en œuvre des moyens d’expression ou dans ce qu’il est convenu d’appeler le style», Berthe Lutgen s’autorise «toutes les libertés!». Une philosophie qui s’observe vite dans une œuvre qui mélange de différentes techniques, entre art figuratif et art abstrait.
Celle qui, jeune, a notamment suivi les cours dispensés par Joseph Beuys, dévoile ici ses fameux Beine statisch…, depuis l’année dernière dans les collections de la Ville de Luxembourg – même s’il a fallu mettre à contribution les restaurateurs. Idem pour La Marche des femmes, fresque un temps visible place d’Armes, qui dépeint un cortège de différentes manifestantes pour leurs droits.
Oui, des années de révolte, Berthe Lutgen a gardé un tempérament de feu, qui s’exprime désormais avec grande naïveté dans son art (à l’instar de sa dernière production de 2020, avouons-le, plutôt puérile).
On lui préfère largement un autoportrait de 1979, où elle se voit en grand-mère apaisée. Ou encore ses collages colorés, bien sentis, composés de publicités trouvées dans la presse allemande (dans lesquelles la représentation de la femme ne vaut pas plus que l’objet vendu), soulignés de dessins et jeux de mots, proches du pop art (associé à la sérigraphie).
La société de consommation depuis la terrasse des cafés
Pour ce qui est de l’œuvre Michel Daleiden, bien qu’elle soit largement méconnue au Luxembourg, on peut distinguer plusieurs phases distinctes : une expérimentale (1980-1986) et une autre faite d’œuvres en relief qui commence avec Sportler (1986-1994). Son style personnel, lui, s’affirme avec Airport (1994-2006) avant un usage plus récurrent du traitement électronique de l’image.
Une évolution qui reste toutefois contenue à un sujet de prédilection : la société de consommation. Une obsession visible depuis la terrasse des cafés de Düsseldorf, ville moquée en Allemagne pour ses aspects BCBG et factices, entre mode et centres d’affaires.
Un regard lucide et désabusé, mais non dénué d’humour, qui se perd sur les autoroutes aux néons aveuglants, au cœur des bouchons déshumanisants et des zones commerciales toutes aussi cafardeuses, d’où émergent les faux rêves promis par IKEA et consorts.
Misch Da Leiden, atteint de la maladie de Parkinson qui compromet sérieusement son travail, ose même le geste autobiographique quand il se dit «danser sur un volcan», avec tête de mort à l’appui (Tanz auf dem Vulkan, 2020). La révolte devient alors plus intériorisée, personnelle. Une manière de dire que le dernier combat se trouve ailleurs.
Grégory Cimatti
Villa Vauban – Luxembourg.
Jusqu’au 22 mai 2022.