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Benoît Sokal (Syberia 3) : de la BD au jeu vidéo, « une écriture passionnante »


L'héroïne Kate Walker poursuit sa route.

Référence des jeux d’aventure, la saga Syberia est de retour avec un 3e épisode aussi poétique et artistique, treize ans après. D’abord et toujours auteur de BD, son créateur Benoît Sokal planche déjà sur la suite.

Sorti le 20 avril, Syberia 3 poursuit l’aventure de l’avocate Kate Walker en Sibérie, dans un univers graphique et scénaristique toujours aussi envoûtant. Entretien avec son créateur, le Belge Benoît Sokal, également connu pour sa série BD de l’inspecteur Canardo.

Le Quotidien : L’aventure Syberia revient. Pourquoi ce retour treize ans après ?

Benoît Sokal : J’ai encore des histoires à raconter, c’est mon métier.  Il y avait des idées en germe après Syberia 2, mais entre les idées et la réalisation, il faut toujours un concours de circonstances et des rencontres. La première compagnie qui avait assuré les deux premiers Syberia a fait faillite. Ensuite je suis passé à autre chose, j’ai fondé ma propre compagnie de jeux vidéo, qui a duré quelques années. Puis je suis retourné à la bande dessinée, car c’est mon premier métier et ça m’amuse toujours d’en faire. Entre mon dernier jeu vidéo qui remonte à 2007, et les premières ébauches de Syberia 3, il ne s’est pas passé tant de temps que ça, peut-être trois ou quatre ans.

Cela fait donc quelques années que vous travaillez sur ce jeu ?

Oui, mais il faut réfléchir à la façon de le faire, aux moyens dont on dispose… Cela ne se fait pas nécessairement rapidement. Tous les projets, qu’ils soient dans le cinéma, l’animation ou le jeu vidéo, sont lourds à mettre en œuvre. Cela ne se fait pas du jour au lendemain.

Comment jugez-vous le résultat ?

Il y a des choses positives, d’autres moins. Je ne suis jamais content du résultat, par principe. Il y a aussi ce qui est de mon fait et ce qui ne l’est pas, mais ça c’est de la cuisine interne.

Certaines critiques pointent en effet des imperfections techniques, notamment la longueur des temps de chargement et quelques bugs graphiques…

Je n’ai pas encore fait entièrement le bilan. Officiellement en tout cas, tout est de ma faute, le bon comme le mauvais. Ensuite c’est à vous de critiquer. Je prends tous les compliments et tous les reproches, même s’ils sont techniques. La manipulation de la souris (ndlr : sur PC) est laborieuse, il est vrai qu’il y a aujourd’hui beaucoup plus de possibilités avec une manette, c’est une évidence.  Les gamers sont les plus critiques sur ces points. Le jeu n’a jamais vraiment trouvé grâce à leurs yeux, Syberia est davantage un jeu pour le grand public.

De la BD au jeu vidéo, il n'y a qu'un pas pour le dessinateur et scénariste Benoît Sokal.

De la BD au jeu vidéo, il n’y a qu’un pas pour le dessinateur et scénariste Benoît Sokal.

Une chose est sûre, Syberia n’a pas le budget des jeux auxquels on le compare, loin de là. Cela n’excuse pas certains bugs ou difficultés graphiques qui sont à régler en interne, mais il faut être conscient qu’avec le budget de Syberia (3 à 4 millions d’euros), on ne peut pas faire un jeu comme Assassin’s Creed. On ne peut pas avoir la même qualité d’image que des jeux aux budgets très supérieurs. Syberia est à ce titre victime de son succès, puisqu’il est comparé à des jeux auxquels il ne devrait pas être comparé.

Benoît Sokal en train de plancher sur Syberia 3. "Le jeu vidéo, c'est une écriture passionnante, une nouvelle manière de raconter des histoires." (photo DR)

Benoît Sokal en train de plancher sur Syberia 3. « Le jeu vidéo, c’est une écriture passionnante, une nouvelle manière de raconter des histoires. » (photo DR)

Il est impossible de réunir un tel budget pour Syberia ?

Syberia a été un superbe succès, notamment dans les pays de l’Est. Les deux précédents Syberia se sont vendus chacun aux alentours du million d’exemplaires. Donc c’est rentable, mais ce sont des budgets et des tirages sans commune mesure avec les gros blockbusters comme Call of Duty. On ne joue pas dans la même cour. Faut-il attendre d’avoir le budget de Call of Duty pour imaginer un jeu vidéo ? Je ne crois pas. Syberia est un jeu d’aventure très scénarisé, qui a des spécificités propres. C’est comme si vous vouliez comparer un film français et un blockbuster américain.

Dans Syberia 3, l'héroïne Kate Walker aide un peuple de nomades qui suit la transhumance des autruches des neiges vers des steppes sacrées.

Dans Syberia 3, l’héroïne Kate Walker aide un peuple de nomades qui suit la transhumance des autruches des neiges vers des steppes sacrées.

Quel est votre rôle dans la conception du jeu ?

J’ai un rôle de direction générale. Mon but est à la fois d’écrire l’histoire, d’assurer la direction artistique du projet, et de participer au game design. Ce que je ne sais pas faire, c’est la programmation, tout ce qui est purement informatique.

La dimension ludique n’est-elle qu’un prétexte au récit d’une histoire ?

Ce n’est pas un prétexte, sinon ce serait du cinéma d’animation. Au contraire, la manière de raconter l’histoire en jeu vidéo est très particulière, elle change des codes habituels de la bande dessinée, du roman ou du théâtre. Un joueur ne suit pas une histoire de la même manière qu’un lecteur. On ne peut pas lui imposer beaucoup de dramaturgie, car il est à pieds joints dans le décor. Il est beaucoup plus distrait, dans le sens noble du terme, qu’un lecteur de roman ou qu’un spectateur de cinéma. On ne peut pas lui imposer cette espèce de timing qui en général fait rire ou pleurer.

Il faut employer d’autres moyens, c’est une écriture passionnante, une nouvelle manière de raconter des histoires. C’est certainement le moyen d’expression du début du 21e siècle. Ce n’est pas du tout un pis-aller pour caser une histoire.

La bande dessinée est un spin-off de l'histoire du jeu vidéo.

La bande dessinée est un spin-off de l’histoire du jeu vidéo.

Une BD et un roman viennent de sortir sur l’aventure Syberia. Pourquoi ?

On a remarqué que le public de la bande dessinée et celui du jeu vidéo n’étaient pas les mêmes. Quand je vais à Angoulême au festival de la BD, les gens ne savent pas que je fais du jeu vidéo. De la même manière, dans le jeu vidéo, on sait très peu que je fais Canardo etc. On a affaire à deux  publics très différents, même si l’un est le fils spirituel de l’autre. L’un est plus jeune que l’autre. Dans les deux cas, les gens sont très addict, ils n’ont que 100 euros dans leur portefeuille et 24 heures dans leur journée.

De fait, il y a très peu de ponts qui se font entre les deux, même s’il existe quelques exceptions avec les mangas. Donc raconter en BD une histoire qu’on a racontée en jeu vidéo intéresse un autre public. Il s’agit ici d’un spin-off, en marge de l’histoire de Syberia. De la même manière, il y a un roman Syberia qui est sorti. Cela me paraissait opportun pour toucher un autre public.

Le roman.

Le roman.

Revenons à l’histoire de Syberia, qui se déroule dans la Russie de l’ère soviétique. Ce régime vous fascine-t-il ?

Les ruines du régime soviétique sont fascinantes en soi, car elles sont à la fois monstrueuses et fantastiques. À ce titre-là, je trouve ça formidable. Tchernobyl par exemple est une source d’inspiration presque sans fin. C’est à la fois un endroit horrible, toute une cité en ruines mangée par la végétation, mais c’est aussi la plus belle réserve naturelle d’Europe aujourd’hui. Malgré la radioactivité, il y a une exubérance de vie dans un décor de fin du monde, il y a des fêtes foraines rouillées envahies par la végétation, des sites olympiques du même tonneau qui ont été abandonnés d’un coup… Il y a des vestiges d’une fuite brutale des gens, là-dedans il y a un monde animal qui s’est adapté. C’est très curieux.

Le régime soviétique a laissé comme ça des vestiges fabuleux… La mer d’Aral qui a été vidée complètement comme un vulgaire lavabo pour irriguer des champs de coton dans le sud de la Russie, c’est quelque chose de proprement surréaliste.

J’ai par ailleurs toujours été fasciné par les pays de l’Est, leur littérature, leur musique, et j’y ai des origines. Tout cela fait que j’ai imaginé Syberia de ce côté-là.

 

Syberia 3 se déroule en partie dans les vestiges d'une cité russe devenue radioactive, inspirée de Tchernobyl. abandonnée

Syberia 3 se déroule en partie dans les vestiges d’une cité russe devenue radioactive, inspirée de Tchernobyl. abandonnée

Ce troisième épisode met en scène le combat d’un peuple premier nomade pour sa survie face au totalitarisme… Un thème très actuel ?

Les Youkols que je mets en scène dans le jeu sont un ersatz de tous ces peuples premiers qui ont été un peu martyrisés sous le régime communiste, parce qu’on n’acceptait pas des gens qui voyagent sans arrêt. Ces peuples du nord de la Sibérie suivent les transhumances de leurs animaux, les rennes notamment, et les chameaux plus au sud. Ils ne sont pas sédentaires donc ne sont pas identifiables facilement, ils ne vont pas à l’école etc. Le régime soviétique a essayé de les sédentariser de force. Dès que le mur de Berlin est tombé, ils n’ont eu de cesse que de reprendre leurs migrations.

En jouant à Syberia 3, on peut aussi penser aux gitans, aux Roms, aux migrants qui sont souvent victimes de préjugés là où ils arrivent…

Oui, il y a un peu tout ça. Je pars du principe que l’histoire de l’Europe est celle de personnes itinérantes. Dire qu’il y a des Français de souche est une connerie. Il suffit de voir les patronymes en France, ça vient de partout. En Europe, notre ADN est d’être des migrants qui errent, bousculés par les guerres, les famines, la recherche de travail… Syberia est en quelque sorte une réécriture de l’histoire de l’Europe, romanesque, fantasmée. C’est pour cela qu’on y emploie des trains, car c’est le moyen de locomotion emblématique de cette Europe centrale fantasmée.

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Il y a dans Syberia 3 une forte dimension steampunk teintée de nostalgie d’un monde perdu. L’héroïne fuit un monde pressé et matérialiste, perdant le lien à la nature et aux traditions… L’évolution du monde vous inquiète-t-elle ?

Ce qui m’intéresse, c’est de raconter une histoire, pas de donner des leçons, ni de faire part d’inquiétudes. Je ne suis pas passéiste ou nostalgique d’une Europe à l’ancienne, mais j’essaie de m’imaginer ce qu’est pour moi l’Europe, ce que j’en aime, ce que ça laisse comme traces, qui sont les gens qui y vivent…  Et j’aime tout ce qui a trait à l’aventure. Kate Walker est au départ une avocate new-yorkaise qui avait tout pour réussir, un bon boulot, un fiancé, qui était très attachée à un monde matérialiste, et qui tout d’un coup largue les amarres et part dans une espèce d’errance aventureuse. J’aime ce personnage qui n’a plus d’attaches.

Personne ne meurt jamais dans Syberia. C’est un pied-de-nez à la violence dans d’autres jeux vidéo ?

Ce n’était pas opportun jusqu’ici. Mais peut-être que certains personnages mourront à l’avenir. Syberia n’est pas un jeu de combat, mais je ne veux pas le définir par antagonisme vis-à-vis d’autres jeux vidéo. Ce n’est simplement pas mon propos. J’ai un goût naturel pour le jeu d’aventure car il est très scénarisé, il permet de raconter des histoires. Cela ne m’intéresse pas non plus de faire un jeu de foot ou un jeu d’héroïc fantasy à la Zelda.

Avez-vous déjà songé à faire des films d’animation ?

Oui, j’ai des projets. Mais encore une fois, c’est très lourd à mettre en place.

Peut-on imaginer une Kate Walker au cinéma ?

Pourquoi pas. Vous savez, si je continue à faire de la bande dessinée, c’est parc e que c’est un média facile à mettre en place. On peut décider d’une BD et de son contenu avec un éditeur en un après-midi. L’éditeur ne prend pas beaucoup de risques financiers, c’est un média léger. Dès qu’on aborde le jeu vidéo ou le cinéma d’animation, là c’est plutôt un parcours du combattant. En France, où le cinéma est très subventionné, sur 100 films il n’y a quasiment que des premiers films, car après ça devient très dur.

Vous travaillez déjà sur un « Syberia 4 ». Vous êtes-vous fixé un délai pour sa sortie ?

Non. Je suis en train d’écrire le scénario et tout dépendra des conditions dans lesquelles je pourrai le réaliser.

Vous souhaitez donc poursuivre l’aventure avec votre héroïne, plutôt mal en point à la fin de ce 3e épisode ?

Je sais exactement où va Kate Walker. J’adore suivre le même personnage et le faire évoluer. Qu’est-ce qui pourrait lui arriver ? Comment pourrait-elle mûrir, changer éventuellement de caractère ? Le scénario de Syberia 4 me tient beaucoup à cœur, pour mille raisons. J’y travaille.

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« Les Youkols que je mets en scène dans le jeu sont un ersatz de tous ces peuples premiers nomades qui ont été un peu martyrisés sous le régime communiste. »

Etes-vous intéressé par la réalité virtuelle ?

Oui. C’est une vraie révolution dans le jeu vidéo, mais aussi dans les services et la vie en général. Les capacités d’immersion qu’offre le casque virtuel sont proprement invraisemblables. Je pense qu’à terme ce sera une révolution du même ordre que celle du walkman dans les années 1980, qui avait contribué à une révolution dans l’industrie de la musique.

Serez-vous enclin à utiliser la réalité virtuelle dès Syberia 4 ?

Peut-être, oui, je ne sais pas encore. C’est aussi une affaire de budget. C’est un nouveau jouet et j’ai envie de jouer avec. Mais je ne le ferai pas gratuitement juste pour une affaire de marketing. Si je le fais, c’est que j’aurai vraiment le sentiment que cela apporte un plus à la manière dont le joueur appréhendera l’histoire. On sait tous que ce casque n’est pas encore totalement au point, c’est très difficile d’y jouer longtemps, on a vite envie de vomir. Il correspond aussi plus à certains jeux qu’à d’autres. Syberia est un jeu très contemplatif, donc pourquoi pas.

Quels sont vos autres projets ?

En ce moment, je travaille à la couverture d’une bande dessinée. Je fais un peu de tout, je papillonne d’une discipline à l’autre. En général, la BD me sert de démarrage à autre chose, elle me permet d’imaginer des histoires de manière plus spontanée.

Sylvain Amiotte

Syberia 3 (Microïds), jeu disponible sur PlayStation 4, Xbox One, PC/Mac. Coffret collector (notamment artbook, artworks, bande originale et les trois jeux inclus). Bande-dessinée Syberia aux éditions Le Lombard. Roman Syberia chez Michel Lafon.

Syberia 3

Après avoir aidé l’inventeur d’automates Hans Voralberg à trouver les derniers mammouths légendaires de l’île de Syberia, l’avocate Kate Walker (que le joueur incarne) vole cette fois au secours des Youkols, un peuple de nomades qui accompagne la transhumance séculaire des autruches des neiges vers des steppes sacrées.

Naviguant entre l’exploration de décors magnifiques, des dialogues interactifs avec des personnages hauts en couleurs, l’association d’objets et la résolution d’énigmes en mode « point and click », ce 3e volet réussit une nouvelle fois son pari d’emporter le joueur dans une aventure onirique, une quinzaine d’heures durant, le tout sur une superbe bande-son signée Inon Zur. C’est tout simplement beau et poétique.

Hormis quelques temps de chargement parfois agaçants, le gameplay est très agréable sur PlayStation 4 (a priori moins sur PC avec quelques bugs graphiques et une manipulation de souris parfois compliquée).

En attendant Syberia 4, on ne peut qu’envier ceux qui n’auraient pas encore fait connaissance avec Kate Walker. Commencez par le début, vous ne le regretterez pas.

Artwork de Syberia 3.

Artwork de Syberia 3.