Une histoire de moins de deux siècles pour la BD, tenue pour le 9e art, que l’un des meilleurs spécialistes du sujet présente en 50 moments clés. Un sacré défi que Benoît Peeters a relevé avec un bel ouvrage très réussi.
Un sacré défi. Présenter plus de deux siècles d’une histoire en 50 moments clés. Un challenge qu’avec aisance, enthousiasme et érudition, relève Benoît Peeters. À 65 ans, il est l’un des plus brillants connaisseurs de cette BD qu’on présente comme le 9e art, à l’égal de la littérature, du cinéma ou de l’opéra. Avec 3 minutes pour comprendre 50 moments-clés de l’histoire de la bande dessinée, l’auteur ne prétend pas à l’exhaustivité sur le sujet. Il a fait des choix subjectifs, et il assume. Son livre est ainsi décliné en six chapitres : les précurseurs, l’âge d’or américain, la BD belge vers l’âge adulte, le monde des mangas, l’ascension du roman graphique et la bande dessinée aujourd’hui.
Également scénariste de BD (dont, avec son complice François Schuiten, la célèbre série Les Cités obscures) et écrivain, Benoît Peeters précise, en introduction, que «ce livre cherche à faire découvrir la richesse du neuvième art et quelques grands moments de son histoire». Une poignée de jours avant le 49e festival international de la BD à Angoulême, voici une rencontre exclusive avec un auteur qui, prochainement, publiera la première biographie de l’écrivain Alain Robbe-Grillet, un des maîtres du Nouveau Roman.
Trois minutes, est-ce vraiment suffisant pour comprendre un des 50 moments clés de la BD ?
Benoît Peeters : C’est le cahier des charges de la collection dans lequel est publié 3 minutes pour comprendre 50 moments-clés de la bande dessinée. Je me devais de m’y tenir… Alors, j’ai voulu, du moins j’ai tenté, vu la richesse de production dans ce domaine, de rédiger un livre rigoureux, attrayant et accessible. Un livre qui donne des repères. Parce qu’on est tous liés à la BD avec laquelle on a grandi, j’ai souhaité proposer des ouvertures à d’autres aspects.
Inévitablement, il vous a fallu établir des priorités…
Évidemment! Bien sûr, il y a Hergé ou encore Blake et Mortimer. Mais c’est un livre subjectif, j’y évoque par exemple la féminisation de la BD ces dernières années… Un auteur américain ou japonais, c’est sûr, ne ferait pas les mêmes choix que moi.
À quel âge avez-vous contracté le « virus« de la BD ?
Enfant, chez mes parents, comme j’étais un grand lecteur de « vrais livres » comme on disait à l’époque, ils me laissaient lire des BD. On me fichait la paix! Et puis, à douze ans, au collège à Bruxelles, j’ai rencontré François Schuiten. Lui, il était déjà fou de BD, il en avait un grand nombre chez lui. Gamins au lycée, nous avons créé notre journal – il s’appelait Go. Dans les années 1960, la BD était très présente en Belgique, elle faisait partie de notre univers. François avait acheté, en 1969, la réédition de Little Nemo que Winsor McCay avait publié initialement en 1911. On avait aussi le journal Pilote, avec Astérix, Blueberry, les premiers dessins de Claire Bretecher… Je peux dire que j’ai accompagné l’évolution de la BD.
Quel a été votre premier choc, en tant que lecteur de BD ?
Tintin au Tibet… Je l’ai eu dans les mains avant même de savoir lire ! Il y avait des pages qui me faisaient peur mais que je revenais voir, comme l’apparition du yéti. J’avais un rapport ambigu avec cet album, entre peur et fascination. J’y revenais sans cesse, je le connaissais par cœur. C’est bien le modèle d’une œuvre qui peut parler aux différents âges de la vie des lectrices et lecteurs.
Plus tard, jeune homme, vous avez rencontré Hergé…
J’étais jeune étudiant à Paris et passionné par l’œuvre d’Hergé. Pour la revue Minuit, j’ai proposé une interview du créateur de Tintin. Le sujet a été retenu, et me voilà parti en stop de Paris vers Bruxelles pour rencontrer Hergé. Il nous a reçus très simplement, il avait alors 70 ans, il dégageait l’image d’un homme jeune et faisait preuve d’une grande ouverture d’esprit. Lors de notre rencontre, on l’a aussi interrogé sur la partie sombre de sa vie durant la Seconde Guerre mondiale. Mais nous n’étions pas là pour le charger. Nous appliquions seulement la méthode de Maigret, le commissaire créé par un autre Belge, Georges Simenon : « Comprendre et non pas juger« .
Peut-on dater la naissance de la BD ? Certains évoquent les parois de la grotte de Lascaux, d’autres la colonne Trajane, construite de 107 à 113 sur le Forum de Rome et dont le bas-relief qui s’enroule en spirale autour de son fût commémore la victoire de l’empereur Trajan sur les Daces…
Il y a une certitude : la BD est liée à l’imprimé. Et on s’accorde à dater sa naissance avec les premiers livres du Suisse Rodolphe Töpffer (1799-1860). On peut considérer l’acte de naissance de la BD en 1833 avec la parution d’Histoire de M. Jabot. Son auteur, Rodolphe Töpffer, a ainsi consacré une forme neuve d’expression et réussi une synthèse dynamique. Cette première BD a même été encensée par Goethe qui est bien le premier critique de BD de l’Histoire!
Qu’est-ce une bonne BD ?
Elle est bonne quand tous les éléments sont rassemblés pour qu’elle soit d’une forme dynamique et organique. La BD, c’est la liberté! C’est bien la raison pour laquelle toutes les dictatures n’ont jamais aimé, n’aiment pas et n’aimeront jamais la BD.
À l’automne 2020 au Collège de France à Paris, vous avez inauguré une série de conférences sur la BD. Dans ce lieu de haute culture, ce fut une grande première…
J’ai eu cette chance, oui. Et j’y ai été accueilli avec bienveillance. C’était aussi et surtout la confirmation que la BD est un moyen d’expression à part entière.
Recueilli par Serge Bressan
3 minutes pour comprendre 50 moments-clés de l’histoire de la bande dessinée, de Benoît Peeters. Éditions Le Courrier du Livre.
Je peux dire que j’ai accompagné l’évolution de la BD
«Chris Ware est un artiste au sens le plus fort!»
Parmi les évènements du prochain festival d’Angoulême, il convient de ne pas manquer deux rendez-vous. Une masterclass et une exposition avec Chris Ware, Grand Prix 2021 pour l’ensemble de son œuvre. Pour l’exposition en forme de rétrospective, le commissaire se nomme Benoît Peeters, auteur avec Jacques Samson du livre Chris Ware, la bande dessinée réinventée (Les Impressions nouvelles, 2022). Il évoque cet Américain tenu, à 55 ans, pour le plus important auteur de BD de ces dernières années – pas seulement aux États-Unis –, et dont les principaux albums (Jimmy Corrigan, 1995 / Building Stories, 2012 / Rusty Brown, 2019) sont traduits, célébrés et commentés dans le monde entier. Morceaux choisis.
L’INVENTEUR «Chris Ware est un de ceux qui a contribué à renouveler profondément le langage de la BD. Aujourd’hui, je pense que son œuvre se marque par une extraordinaire conjonction de talents. Il y a, tout d’abord, un profond amour et une très grande connaissance de la BD. C’est aussi un inventeur. Il ne se contente pas d’admirer ce qui a été fait : il prolonge l’Histoire et ne cesse de l’enrichir. Il y a l’idée, chez lui, qu’il reste des expérimentations possibles dans les formats, les techniques, les modes de narration, la manière de faire se rencontrer l’espace et le temps… Il est bien plus qu’un simple auteur d’avant-garde. C’est un artiste au sens le plus fort du terme, un romancier en images, un plasticien.»
LA SIMULTANÉITÉ «Ce qui est spécifique de son travail, c’est un certain rapport à la simultanéité, à la coprésence des éléments dans la page. Il a l’intuition que le fonctionnement de la BD est assez proche de celui de notre perception, de celui de notre cerveau. Voir une page, surtout des pages organisées comme celles de Chris Ware qui sont des compositions complexes et harmonieuses, c’est la prendre d’abord comme un ensemble, puis comme une succession, puis comme un jeu d’associations.»
L’AMÉRIQUE «Je m’intéresse au travail de Chris Ware depuis ses tout premiers fascicules qui s’appelaient ACME Novelty Library et qui ne portaient même pas de nom d’auteur! Chris Ware a élargi le spectre de ses intérêts. Le plus frappant, c’est de voir l’attention avec laquelle il traite aujourd’hui des personnages féminins, dont il représente l’Amérique dans sa diversité, mais aussi le handicap, la solitude, les difficultés relationnelles, les problèmes sociaux… Son univers s’est ouvert de façon spectaculaire, tout en restant éminemment personnel.»
À Angoulême, la BD fait son festival
Prévu initialement en janvier dernier et reporté en raison de la pandémie, le 49e festival international de la BD a lieu la semaine prochaine à Angoulême – capitale européenne (mondiale?) du 9e art. Toutes les maisons d’édition qui comptent seront présentes, avec leurs principaux auteurs. La sélection officielle, qui permet notamment de remporter le Fauve d’or (meilleur album de l’année), comprend 46 titres.
Parmi les expositions, outre la rétrospective Chris Ware, on ne manquera pas, au musée d’Angoulême, «René Goscinny. Scénariste, quel métier!». Pour la première fois, l’auteur de Lucky Luke, Astérix, Iznogoud ou Le Petit Nicolas est directement mis à l’honneur dans une exposition entièrement consacrée à son travail de scénariste. Une rétrospective qui ne manque pas de charme (et qui sera visible en Moselle, au château de Malbrouck, dès le mois prochain).
Enfin, pour succéder à Chris Ware pour l’attribution du Grand Prix, trois auteures sont en lice : Julie Doucet, née à Montréal en 1985 et considérée comme une des précurseurs d’un nouveau féminisme en BD, et deux autres déjà en finale l’an passé. Soit Pénélope Bagieu, Parisienne de 40 ans, réputée pour, entre autres, Culottées (2016) et sa première autobiographie, Les Strates (2022), et Catherine Meurisse, 42 ans, auteure effrontée de Scènes de la vie hormonale (2016) et honorée d’une grande rétrospective en 2020 au Centre-Pompidou à Paris.
Du 17 au 20 mars. https://www.bdangouleme.com