À New York, le Metropolitan Museum expose Bélizaire et les enfants Frey, tableau datant de 1837 qui, une fois restauré, a dévoilé un jeune esclave noir gommé par une couche de peinture pendant plusieurs décennies.
Longtemps, les trois enfants d’un foyer aisé de La Nouvelle-Orléans semblaient les seuls personnages d’une peinture oubliée, attribuée au Français Jacques Amans. Mais l’esclave de la famille, Bélizaire, qui avait été volontairement effacé du tableau, est sorti de l’ombre et est désormais accroché au prestigieux Metropolitan Museum de New York. Pour l’important musée bordant Central Park à Manhattan, il s’agit de «la première représentation naturaliste d’une personne asservie dont on a le nom», dans le sud des États-Unis, où l’esclavage a officiellement été aboli en 1865, souligne l’une des conservatrices du Met, Sylvia Yount, spécialisée dans l’art américain.
«Nous n’avons pas d’autre œuvre similaire dans la collection et cela nous permet de raconter beaucoup d’histoires différentes, intéressantes et complexes», ajoute-t-elle devant la peinture, une huile sur toile de 1837, exposée au public depuis la semaine dernière. Pourtant, la figure en arrière-plan du jeune domestique, qui se tient droit, les bras croisés et le regard profond, a bien failli disparaître pour toujours de la peinture commandée par le père de la famille, Frederick Frey, un banquier d’origine allemande installé à La Nouvelle-Orléans.
Des hypothèses multiples
Sans qu’on en sache l’exacte raison, et probablement au début du XXe siècle, alors que les époux Frey sont décédés et le tableau passé dans les mains d’héritiers, l’adolescent métis est occulté par des repeints. «La famille n’était peut-être pas fière d’avoir un esclave sur un tableau parce que cela impliquait de passer pour une famille d’esclavagistes. L’autre hypothèse, c’est qu’ils ne voulaient pas d’un personnage noir à côté de leurs ancêtres blancs», suppose encore Sylvia Yount. Le tableau atterrit en 1972 dans les collections du musée d’art de La Nouvelle-Orléans, où il végète plus de trente ans dans les réserves, avant d’être revendu en 2004.
C’est comme si Bélizaire, ce garçon dont on ne connaissait pas le nom, refusait d’être effacé…
Il faudra attendre l’année suivante pour qu’il soit restauré, à l’initiative d’un nouveau propriétaire, et que la figure du jeune domestique réapparaisse. Mais c’est grâce à un collectionneur de Baton Rouge, en Louisiane, Jeremy K. Simien, passionné par les représentations des Créoles et des Afro-Créoles dans l’art de sa région, que le tableau sort de l’anonymat. Il découvre une première fois l’œuvre restaurée sur un site d’enchères, puis, en fouillant dans l’historique des ventes, sa version tronquée cédée par le musée de La Nouvelle-Orléans. «Je pouvais voir l’image à travers, je pouvais voir les contours… Cela m’a vraiment impressionné», raconte-t-il.
Le collectionneur finit par acquérir le tableau en 2021. Il engage une historienne spécialisée, Katy Shannon, qui a fouillé les archives de Louisiane pour découvrir que le jeune domestique peint sur l’œuvre s’appelle Bélizaire et qu’il a été vendu à l’âge de six ans, en 1828, avec sa mère, à la famille Frey. Des trois enfants Frey, deux sont morts l’année où le tableau a été peint, et le troisième quelques années plus tard. Bélizaire, le seul survivant de la toile, a lui ensuite été revendu à une plantation de canne à sucre, mais d’après les recherches historiques, il a vécu la fin de l’esclavage.
«Il faut que nous racontions ces histoires plus compliquées»
«C’est incroyable! Je trouve cette histoire fascinante parce que c’est comme si Bélizaire, ce garçon dont on ne connaissait pas le nom, refusait d’être effacé», raconte Jeremy K. Simien. «D’une certaine manière, il sert de représentation à une grande partie de l’histoire qui a été effacée ou remplacée. Et je suis heureux qu’ils aient compris cela» au Metropolitan Museum, qui a acquis le tableau. Les termes de la transaction entre le collectionneur et le musée sont restés confidentiels. Aujourd’hui, au Met, l’œuvre est présentée avec son historique et une photo de sa version sans Bélizaire. «Il faut que nous racontions ces histoires plus compliquées», assure Sylvia Yount.