En Europe, elle est la seule compagnie interdite de jouer dans son propre pays pour des raisons politiques. Le Belarus Free Theatre sera au Luxembourg dans une semaine, sur scène et à côté pour y parler théâtre, activisme et démocratie. Entretien.
Comme son slogan l’affirme, le Belarus Free Theatre est bien plus qu’un théâtre, ne serait-ce qu’en raison du contexte politique et social dans lequel il s’est développé. Elle est en effet la seule compagnie interdite dans son pays, la Biélorussie, vue comme la dernière dictature d’Europe avec à sa tête, depuis presque 27 ans, Alexandre Loukachenko. Établi en 2005 à Minsk, c’est depuis 2011 que le «BFT» crée à distance, ses deux directeurs artistiques cofondateurs, Natalia Kaliada et Nicolai Khalezin, ayant dû se réfugier au Royaume-Uni. Le reste de la compagnie, soit un ensemble de 20 personnes, poursuit le travail au Belarus, fait campagne, éduque et joue autant que possible.
Décrit par le New York Times comme «l’une des troupes clandestines les plus courageuses et les plus inspirées de la planète», le «BFT» voit bien plus loin que la scène, avec un activisme qui dépasse le cadre artistique, et des préoccupations plurielles, aussi bien géopolitiques qu’environnementales. Pour lui, l’art n’est qu’un outil pour construire un mouvement démocratique plus large. Son théâtre-documentaire, radical et frontal, en témoigne. Avant la venue dans une semaine au Luxembourg (dans le cadre du TalentLAB) du Belarus Free Theatre, Natalia Kaliada, militante des droits de l’homme et créatrice multi-primée, se confie.
Arrestations massives, exils forcés, tortures, fermeture des médias indépendants d’opposition, et désormais déroutage d’avion… On parle beaucoup d’Alexandre Loukachenko ces derniers temps. Quel regard portez-vous sur la situation ?
Natalia Kaliada : C’est terrifiant ! Aujourd’hui, en Biélorussie, il y a plus de 400 prisonniers politiques, pour la plupart des journalistes et des politiciens. Et ça n’a malheureusement rien de nouveau, vu que cela fait 27 ans que toute forme d’opposition y est entravée. Bon, un détournement d’avion, c’est une première ! Il faut quand même imaginer la scène : vous montez dans un appareil, et quand vous ouvrez les yeux, vous êtes à Minsk et c’est le KGB qui vient vous chercher pour vous conduire en prison… C’est la triste réalité : celle d’une dictature qui n’a aucune ambition d’améliorer quoi que ce soit. C’est même tout le contraire qui se produit. Avec un tel système politique, de toute façon, le pire est toujours à venir.
On était devenus des ennemis publics en Biélorussie !
Depuis 2011, vous vivez à Londres. Est-ce compliqué d’être loin de son pays, particulièrement en ces temps de lutte ?
C’est difficile de quitter ses terres, surtout quand vous y êtes obligé, que ça n’est pas prévu. Mais c’était nécessaire : entre notre arrestation en 2010 et notre fuite clandestine l’année suivante, on était devenus des ennemis publics en Biélorussie ! C’est vrai, ce n’est pas une vie de réfugiés, avec toute la misère propre à un exil forcé, mais ça reste quelque chose de compliqué, une épreuve même. Après, que je sois dans mon pays ou en dehors, le combat se fait avec une même fermeté. C’est même plus facile d’agir quand on est loin et que l’on prend de la distance. Vu la situation actuelle, si j’étais restée, je serai sûrement en prison…
Comment pourrait-on résumer la philosophie du Belarus Free Theatre ?
On a un slogan : « We are more than theatre » (« Nous sommes plus que du théâtre »), ce qui veut dire que l’on travaille pour la société tout entière. En somme, sur scène, le spectacle en lui-même a moins d’importance que les idées qu’il véhicule : la résistance pacifique, l’idée de démocratie, les questions environnementales… On essaie de faire passer un message au public : celui de prendre part activement à la société, et de ne pas laisser les politiques décider pour lui. En tant que citoyen, il est de notre devoir défier le système ! Et l’art est un relai idéal.
Dans ce sens, pourquoi avoir choisi le théâtre plutôt que l’action politique directe ?
(Elle rit) Mais on fait les deux ! Toutes nos créations artistiques se rattachent à des tabous ou à des problèmes que connaissent nos sociétés. La Biélorussie, par exemple, est le dernier pays d’Europe où la peine de mort est encore appliquée. Si l’on a fait des pièces sur le sujet, on a mis parallèlement en place une campagne intitulée « Give a Body Back », car les corps des personnes exécutées ne sont pas restitués aux familles. Dans les cinq dernières années, on s’est aussi mobilisés sur le nucléaire, les réglementations environnementales, la cause LBGT…
Le Belarus Free Theatre arrive-t-il toujours à se produire dans son pays ?
Nous sommes la seule compagnie du Belarus qui a continué à se produire sur scène jusqu’au mois dernier. Un engagement sans faille qui célèbre la liberté artistique, mais qui a des conséquences : aujourd’hui, chaque membre de la troupe est sous mandat d’arrêt. J’espérais que l’on puisse continuer à monter nos pièces mais il y a quelques semaines, le KGB et les services de maintien de l’ordre avaient prévu d’arrêter les acteurs et le public lors d’une représentation. Heureusement, l’information a fuité et nous avons pu annuler le spectacle. Le KGB a ouvert une enquête sur le lieu où cela devait se passer, juste parce qu’on avait prévu de s’y produire. Alors pour l’instant, notre présence en Biélorussie reste mise entre parenthèse. C’est un vrai désastre…
Il leur faut quoi, à l’Europe et aux États-Unis, pour réagir ? Plus de morts, plus de tortures, plus de viols ?
Vous jouez aussi à travers le monde. Vous voyez-vous comme des ambassadeurs de la cause biélorusse ?
Disons que notre discours, nos actions, notre art, s’intéressent à quelque chose de plus global, qui concerne la violation des droits humains. Cela nous permet, bien au-delà de la simple Biélorussie, d’avoir un réel impact dans d’autres pays, d’engager le débat et de tisser un réseau avec des journalistes, des avocats, des acteurs du milieu politique…
Au Luxembourg, la semaine prochaine, « BFT« va jouer Generation Jeans, une de vos pièces les plus jouées. Pourquoi est-elle si emblématique ?
Elle est symbolique car elle raconte l’histoire de mon mari, Nicolai Khalezin. Lorsque le Belarus faisait partie de l’Union soviétique, il était interdit à ses habitants de porter des jeans ou d’écouter du rock. Nicolai, lui, faisait les deux ! Il a notamment été arrêté pour cela, mais cette pièce raconte comment le jean est devenu un symbole de liberté sous la dictature.
Votre compagnie va aussi organiser un atelier, intitulé « Créer sous l’oppression et la dictature« . Quels sujets allez-vous alors aborder ?
On a une formation qui s’appelle « Totale Immersion », un travail à la fois individuel et collectif qui questionne la jeune génération sur son rôle à jouer dans la société. On l’invite à se prendre en main, car l’art ne doit pas rester coincé dans sa bulle. Au contraire, il doit servir à se forger un esprit critique, à agir. C’est d’ailleurs la chose la plus effrayante pour n’importe quel système politique : il est en effet difficile de manipuler des gens éclairés qui prennent des décisions pour eux-mêmes et les autres. C’est aussi pour cela que l’on a créé Fortinbras, la seule école d’art indépendante en Biélorussie, qui fonctionne comme une sorte de laboratoire artistique.
Voyez-vous une fin prochaine à votre combat ?
Elle arrivera, je l’espère, même si on ne sait pas encore quand. Selon moi, tout ne repose pas sur les gens qui luttent en Biélorussie, mais aussi sur la pression que peuvent exercer les organisations internationales. Malheureusement, l’Union européenne comme les États-Unis restent dans l’ordre du symbole et n’agissent pas. Un attentisme et un manque certain de courage qui questionnent. Il leur faut quoi pour prendre les choses en main, pour réagir ? Plus de morts, plus de tortures, plus de viols ? Plus de gens en prison ? La question qui se pose derrière ce constat est terrible : l’Europe cherche-t-elle vraiment la stabilité ? La Biélorussie n’est pas située sur une autre planète, quand même ! Mais pour l’instant, la crainte de la Russie est trop forte, et la division au sein de l’Europe ne permet pas de remédier à ce sentiment. Pourtant, il est grand temps de monter au créneau. Assez de déclarations, on veut des actes !
Pour terminer, pensez-vous faire, dans le futur, votre version du Père Ubu d’Alfred Jarry, avec Loukachenko dans le rôle principal. Ça lui irait plutôt bien, non ?
Ça serait trop d’honneur à lui faire de le mettre en scène. Il n’en vaut pas la peine !
Entretien avec Grégory Cimatti
Le 2 juin : atelier «Creation under oppression and dictatorship »
Le 3 juin / Théâtre des Capucins : pièce «Generation Jeans»
Dans le cadre du TalentLAB. Renseignements sur theatres.lu