L’ancien dessinateur de Charlie Hebdo s’associe avec Virginie Despentes pour reprendre la dernière œuvre de la romancière, la trilogie Vernon Subutex. Une dense adaptation d’où ressort leur amour commun pour le rock, l’underground et la ville de Paris.
C’est d’abord un sacré pavé. Pas moins de 300 pages débordant d’un graphisme à l’énergie rock. Puis ce sont de belles retrouvailles, avec une romancière, Virginie Despentes, et ses personnages, ceux du roman Vernon Subutex, pour peu, bien sûr, que l’on ait apprécié leur cas. La trilogie, sortie entre 2015 et 2018, a frappé fort. D’abord parce qu’elle est l’œuvre d’une auteure qui, par ses livres (Baise-moi, King Kong théorie…), ses mots et ses idées, passe difficilement inaperçue. Avec elle, c’est du direct, sans ambages. Une écriture qui se vit comme un dernier souffle.
Ensuite, parce que le sinistre climat en France, entre attentats, crise économique et montée du populisme, s’accommode bien de ses histoires. Particulièrement celle-ci, avec ces Xavier, Sylvie, Alex, Gaëlle ou autre Patrice, figures d’une génération qui a abandonné ses idéaux, cherchant alors à survivre dans une époque brutale. Résultat : un succès critique et près de 1,5 million d’exemplaires écoulés. Évidemment, les propositions d’adaptation ont afflué. Canal+ en a fait une série (2019), complètement manquée – d’ailleurs dénigrée par Virginie Despentes, qui a rapidement pris ses distances avec le projet. Oui, s’approprier une telle histoire, chorale et sinueuse, n’était pas une mince affaire. Pour cette BD, il fallait donc un candidat à la hauteur. Luz en a clairement la carrure.
Pour mémoire, ce dernier a longtemps était dessinateur à Charlie Hebdo, a échappé à la tuerie massive du 7 janvier 2015 mais en garde un trou béant dans le cœur, difficilement comblé par deux beaux ouvrages qui font sens : l’un cathartique (Catharsis) et l’autre nostalgique (Indélébiles). Entre les deux, la rencontre était évidente : d’un côté, une romancière fan de Reiser et de Wolinski, et de l’autre, un journaliste qui a tenu une rubrique musique et qui, à ses heures perdues, s’est parfois mis aux platines. Au milieu, une passion qu’ils partagent pour le rock, le milieu underground et ses ombres de la nuit, la ville de Paris – que Luz a quittée depuis les attentats. Sans oublier ce regard radiographique commun sur la société, la politique, la question des genres…
À toutes les pages, les couleurs explosent, tandis que les cases s’imbriquent à leur guise dans un labyrinthe de formes, d’humeurs et d’idées
Des Buttes-Chaumont à Barcelone, les deux se sont plongés, main dans la main, dans ce vortex qu’est Vernon Subutex. Un tourbillon qui avale ses protagonistes, unis par la peur de l’autre, du capitalisme destructeur, de la précarité, et dont le seul réconfort se retrouve paradoxalement dans le groupe, le collectif, la bande. Des allers-retours entre noirceur et générosité que manie bien Luz. Bien aidé par Virginie Despentes pour lire entre les lignes de son roman et condenser cette fastueuse comédie humaine, il trouve le ton juste, sans besoin de forcer le geste. D’ailleurs, son trait, qui ramène à Cabu, l’un de ses mentors, semble affranchi de tout contrôle.
C’est même ce qui fait la force de l’ouvrage. Laissant une large place au texte, aux dialogues et aux métaphores de Virginie Despentes, Luz les enjolive de belles trouvailles graphiques. À toutes les pages, les couleurs explosent, tandis que les cases s’imbriquent à leur guise dans un labyrinthe de formes, d’humeurs et d’idées. Ici, des escaliers forment une pochette de Joy Division (Unknown Pleasures), là, notre héros, SDF errant et DJ de génie, oreilles en chou-fleur et rouflaquettes, tourne en rond sur une énorme platine, dont le diamant est prêt à l’écraser… Même les scènes plus crues sont abordées avec élégance (notamment celle avec la belle transexuelle Marcia). Saluons donc, comme il se doit, ce récit mené tambour battant, qui se dévore comme un morceau punk de deux minutes chrono, instinctif et libérateur. Forcément, on attend le rappel, prévu pour 2021.
Grégory Cimatti
L’histoire
Vernon Subutex est un ancien disquaire qui, après avoir perdu son magasin, se voit expulsé de son appartement. C’est qu’Alex Bleach, le copain star qui payait son loyer, vient de mourir d’une overdose. Vernon, sans le moindre sou en poche, cherche d’abord des refuges momentanés sur des canapés d’anciennes connaissances, ce qui lui fait traverser Paris en tous sens, et diverses strates de la société, avant qu’il ne se retrouve pour de bon dans la rue. Mais beaucoup de personnes se lancent sur ses traces à cause de la confession-testament d’Alex Bleach, que celui-ci avait confiée à Vernon…