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[BD] «Total», Bienvenu dans le futur


Humain… Trop humain ? C’est peut-être bien ce qu’est Kirt Dorrell, l’homme le plus riche du monde, au cœur du nouveau récit de science-fiction d’Ugo Bienvenu, Total, satire futuriste d’un monde déjà réel, racontée avec une liberté de ton foudroyante.

L’objet est petit – 12 x 16,5 cm –, couvert d’or et tient dans la main. Un trésor de poche, en quelque sorte, en adéquation avec ce qu’est devenu, en si peu de temps, son jeune auteur, Ugo Bienvenu : une perle rare, unique dans le paysage de la bande dessinée française – et francophone – actuelle. À 34 ans, l’auteur s’est imposé comme le nouvel apôtre de la science-fiction, genre qu’il revendique autant qu’il estime être, aujourd’hui, dénué de sens : «On est déjà déshumanisés, corvéables à merci», observait-il déjà dans les colonnes du Quotidien, en janvier 2020, à l’occasion de la sortie de son quatrième ouvrage, Préférence système.

Ce n’est donc pas un hasard si sa science-fiction se déroule à une époque qui n’est pas si éloignée de la nôtre : comme son précédent roman graphique, Total prend pour cadre le milieu des années 2050. Trente ans à peine suffisent, selon Ugo Bienvenu, pour que notre présent devienne son futur. Après tout, on trouve bien, sur la couverture du premier numéro du magazine culte Métal hurlant, ressuscité cet automne, la phrase : «Le futur, c’est déjà demain». L’illustration de couverture, signée Ugo Bienvenu, représente un couple «mixte» – son robot fétiche, Mikki, et une humaine – tenir leur bébé à la peau cuivrée. Si le transhumanisme n’est rien qu’une grande illusion, le dessinateur l’a démasquée en un coup de crayon.

Riche de quelque 350 pages, Total, le nouvel ouvrage d’Ugo Bienvenu, remet ensemble toute l’histoire de Kirt Dorrell, l’homme le plus riche du monde, que l’auteur avait racontée dans deux petits formats en noir et blanc, Premium plus et Développement durable, parus respectivement en 2019 et au printemps 2021 aux éditions Réalistes, dont il est l’un des fondateurs. Rendus introuvables peu de temps après leur sortie – ce qui atteste un peu plus du caractère précieux de l’auteur, qui a aussi, depuis, créé deux Carrés Hermès –, ils sont donc réunis ici (et en couleurs!) pour un régal… total. Loin du futur poétique de Préférence système, Total est bourré d’humour et d’érotisme, une satire au ton résolument libre.

Le prix d’un objet, c’est le sacrifice qu’il représente

Parti d’une réflexion, en partie personnelle, autour du terme «premium», qu’il définit – en accord avec le sens qu’Amazon, Netflix ou Spotify lui ont donné dans le langage ordinaire – comme «le luxe du pauvre, le privilège de celui qui n’en a pas», Ugo Bienvenu place ainsi l’action dans le quotidien de Kirt Dorrell, celui qui a tout. Au point d’avoir, comme ami imaginaire, le fameux bonhomme à moustache et chapeau haut de forme du jeu de société Monopoly, et d’avoir construit un robot qui ressemble en tout point au canard Picsou. Dorrell galère avec son divorce et avec sa maîtresse, a sa tête mise à prix par le président des États-Unis, fait tourner au vinaigre une réunion commerciale avec un extraterrestre qui ressemble à un bébé géant… Bref, il craque, mais quand il s’agit de «fric», comme il l’aime à l’appeler, Dorrell ne courbe pas l’échine.

Illustré par des dessins toujours plus renversants (comme son sens du détail), le livre se déroule comme une ode acide au capitalisme, avec une vraie réflexion philosophique pour moteur, qui mérite que l’on s’y replonge plus d’une fois. En particulier dans la seconde partie, de loin la plus délirante – avec le personnage du psy, double sosie de Pierre Richard et du Sean Penn cocaïnomane de Carlito’s Way (Brian De Palma, 1996), qui a décidé de vivre nu –, qui part dans tous les sens avant de tomber sur un final qui fait de Total l’œuvre la plus riche de son auteur. Ugo Bienvenu avouait n’être «plus très loin de ce (qu’il) vise, mais il reste un delta entre ce but et (lui)». Sans doute compte-t-il le franchir avec Arco, le long métrage d’animation sur lequel il travaille actuellement. Ou peut-être que derrière le but espéré se cache un pari qu’il s’est lancé à lui-même : celui de voir, ou pas, ses prophéties se réaliser aux dates imaginées. Reste à savoir quel côté de la pièce est gagnant…

Valentin Maniglia

Total, d’Ugo Bienvenu. Denoël Graphic.

L’histoire

Kirt Dorrell est un homme d’affaires cynique et sans illusions, mais toujours habité par la fièvre du deal. Sa passion d’enfance pour le Monopoly ne l’a jamais quitté : «Ce besoin de gagner, d’en avoir plus, de voir qu’il ne reste presque plus de billets dans la banque…» Alors, c’est business à fond la caisse, à n’importe quel prix, y compris avec des extraterrestres au comportement dangereux. Parce qu’il est malin, Kirt sait que le lucre, comme l’adultère, est un vice mortel qui peut mener un homme à la perdition, à la folie et à la mort… En ce qui concerne la folie, il y a des professionnels pour ça, mais quand le psy devient accro aux confessions de son patient, la dépendance menace tout l’édifice.[/box]