Une fois encore, le duo Zabus-Campi fait mouche ! Avec L’Éveil, il aborde l’idée de militantisme social et citoyen à travers une question, centrale dans un monde sclérosé : comment s’engage-t-on (ou pas) dans la vie ?
Il y a un âge où, emporté par le rythme infernal de la vie, les idéaux de jeunesse semblent bien loin. C’est vrai, la flamme vacille encore, et devant les soubresauts d’un monde chaotique, la question s’impose, de tout son poids : doit-on s’engager, prendre part aux débats, s’activer pour apporter sa maigre pierre aux changements (écologiques, politiques…), et si oui, comment ?
Une nécessité sur laquelle se penchent Vincent Zabus (scénario) et Thomas Campi (dessin), associés ici pour la cinquième fois (après Les Petites Gens, Les Larmes du seigneur afghan, Macaroni ! et Magritte). Le duo aurait pu partir sur une fable sociale à la Davodeau, toujours efficace, mais a préféré sortir des chemins déjà balisés pour garnir la sienne d’amour et de surréalisme.
Comme par hasard, c’est à Bruxelles que L’Éveil se pose, dans le quartier d’Ixelles précisément où, entre 2015 et 2016, pour de vrai, se sont mobilisés associations, curieux et militants pour échanger, créer et agir, au cœur d’une quincaillerie à l’ancienne. Un refuge de miracles discrets qui, dans la BD, va servir de toile de fond, tout comme, en opposition, le marasme ambiant, entre alerte sécuritaire postattentat et élection de Trump à la télévision.
De ce bourbier émergent deux personnages. L’un patauge, l’autre s’agite. D’un côté, donc, un jeune homme, Arthur, ultra-angoissé et cloué au sol par ses névroses. Maladroit, peureux, il croise ses «fantômes» (lui jeune, sa mère, ses ex) qui le font sans cesse douter de tout. Se mêler au monde est un effort permanent, alors préfère-t-il accompagner, sur leur lit de mort, des malades à l’hôpital ou regarder, en boucle, le film Vertigo, comme pour défier le temps qui passe.
Bien plus que le bruit des bottes, je crains le silence des pantoufles
Le hasard va mettre sur sa route sa totale opposée, pétillante, dynamique, engagée. Une certaine Sandrine qui, contrairement à lui, ne compte pas être spectatrice de sa propre vie. Non, elle l’empoigne avec ardeur, se donnant corps et âme à un projet artistique : laisser, dans les rues, d’énormes traces de bêtes (griffes, empreintes de pas…), comme si un monstre rôdait aux alentours. Arthur se fera lui-même piéger, mettant ça sur le compte de son imagination trop fertile, mais Sandrine lui fera comprendre l’importance de son dessein, aussi anodin soit-il…
On dit parfois que l’amour donne des ailes, et celui imaginé par Zabus fait décoller son personnage, le sortant de sa léthargie, lui donnant un souffle existentiel. Dans L’Éveil, la force tient justement à Arthur, qui, pour se rassurer, se tourne régulièrement vers le lecteur pour partager ses interrogations, et sûrement se rassurer : qui suis-je ? Où vais-je ? À cela s’ajoutent des astuces graphiques, témoins de son anxiété à fleur de peau : ici, ses mains ne tremblent pas mais se détachent totalement des bras; un mininuage noir, pluvieux, comme chez Tex Avery, s’abat sur son moral; et, depuis l’écran de sa télévision, James Stewart l’interpelle pour lui dire que «dehors, le monde est froid et indifférent». Même l’annonce du «Chapitre 2» lui bloque le passage et l’empêche de sortir de chez lui…
Grâce à ces bonnes idées, l’histoire navigue entre le réel et l’imaginaire, plongée dans la conscience d’Arthur, qui devra croire en lui, et aux autres, pour atteindre l’éveil, justement. Comme une habitude, ce récit doux-amer est servi par le joli coup de crayon de Campi, appliqué et gracieux, qui place le lecteur dans une atmosphère cotonneuse. Pour le geste, le duo le gratifie même, à la fin de l’ouvrage, d’un petit cahier graphique, avec notamment différents essais de couvertures. Preuve qu’il faut être créatif et se remettre régulièrement en question, ne serait-ce que pour répondre à la menace d’une citation qui fait sens : «Bien plus que le bruit des bottes, je crains le silence des pantoufles».
L’Éveil, de Vincent Zabus et Thomas Campi. Delcourt.
L’histoire
Par quel hasard Arthur se retrouve-t-il ce jour-là projeté dans l’improbable projet de Sandrine ? Rien de commun pourtant entre ce jeune homme hypocondriaque et cette artiste urbaine bruxelloise dont l’objectif est d’ouvrir les yeux des gens sur les «énormités» qui les entourent… Et si ce frêle garçon était contre toute attente le seul capable de l’aider à atteindre son but ?