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[BD] Révolution : «On est contents que le sujet puisse servir de porte-drapeau !»


Younn Locard (à gauche) et Florent Grouazel, les deux auteurs du projet titanesque de la BD de plus de 1000 planches, "Révolution" (Photo : AFP).

Sacrée meilleure BD à Angoulême, festival secoué par les auteurs en colère, Révolution raconte celle de 1789, mais évoque l’idée d’insurrection en général. Interview avec l’un de ses auteurs, Florent Grouazel.

Ce n’est pas un simple album, c’est une épopée ! Édité chez Actes Sud/L’An 2, Révolution, album ambitieux et remarquablement documenté (336 pages), constitue la première partie d’une trilogie consacrée à la Révolution française et, de manière plus globale, à l’idée d’insurrection.
Écrit et dessiné par Florent Grouazel, 33 ans, et Younn Locard, 36 ans, ce premier volet (baptisé Liberté) – qui a nécessité cinq ans de travail – retrace les événements survenus entre les mois de mai et octobre 1789 alors que la capitale est plongée dans le tumulte des États généraux et que l’opinion est encore soudée autour de la personne du roi.

revoltuion
Si on y voit passer Marat, Lafayette, Robespierre, cette histoire se veut surtout aux côtés du peuple. On suit une gamine des rues, un journaliste pamphlétaire et agitateur (qui ressemble à Éric Zemmour), deux aristocrates jumeaux montés de leur Bretagne natale, une poissonnière des Halles, un philosophe anglais… Comment s’inventent dans le tumulte de nouvelles manières de vivre et de lutter ? Quel usage faire de soi-même au sein d’une telle époque ? Chacun des personnages essaie, jour après jour, dans l’irrésolution généralisée, d’apporter sa réponse personnelle à ces questions – interrogations qui ramènent aux récentes crises sociales, notamment celle des «gilets jaunes».
Récompensé du Fauve d’or au dernier festival d’Angoulême, marqué par la fronde des auteurs qui dénoncent la précarisation de leur profession alors que 2020 a été proclamée «année de la BD», le duo se veut solidaire du corps de métier, lui-même soumis à de fragiles conditions de travail. Confidences de Florent Grouazel, qui ne lâche rien.

Manquait-il un bon récit sur la Révolution française ?
Florent Grouazel : Étonnamment, avec Younn (Locard), on a remarqué que la Révolution française n’était pas un thème si utilisé par les auteurs, notamment en BD, où l’on ne trouvait pas de récit vaste et global sur le sujet. Depuis, il y a eu une série qui a été lancée (Ah, ça ira!, Delcourt), mais ça reste assez maigre. Au théâtre aussi, il y a eu la pièce de Joël Pommerat (Ça ira – Fin de Louis). Attention, le but n’était pas de combler un vide, mais de partir sur quelque chose qui nous semblait plein de potentiel.

Y a-t-il des œuvres essentielles à votre travail, très détaillé ?
Oui, surtout celles qui avaient un regard décalé sur les évènements, qui permettaient de comprendre différemment la Révolution. Je pense notamment à celle d’un historien italien, Haïm Burstin, qui s’est spécialisé dans la vie d’un quartier très populaire du sud-est parisien, le faubourg Saint-Marcel. Ce genre de travail nous a aidés à incarner des personnages qui sont passés sous le radar de l’Histoire. Bien sûr, comme ce n’était pas un domaine que l’on connaissait bien, on a aussi lu de nombreux livres plus généralistes, moins complexes.

Votre ouvrage aborde en effet la Révolution française par ceux qui l’ont vécue, et non ceux qui l’ont racontée…
Tout à fait. C’est un des enjeux, même si ce premier livre reprend la trame d’un récit assez classique. Mais dans les deux prochains tomes à suivre, on s’intéressera plus à cette question fondamentale : qui raconte l’Histoire et pourquoi? Notamment pour ce qui est de la Révolution française, qui porte en elle certaines valeurs érigées d’un point de vue institutionnel.

Il y a chez vous un sens aigu de l’observation, du détail, un peu comme Jaques Tardi l’a fait avec la Commune et la Première Guerre mondiale. Est-ce une référence qui compte ?
Oui, Jacques Tardi est une influence majeure. On a été biberonnés par ses œuvres, qu’on pouvait lire à l’école, dans les médiathèques… C’est une référence, un monument! Pour nous, notamment en ce qui concerne la Première Guerre mondiale, il y a un avant et après Tardi, qui a changé durablement la vision des gens sur ce conflit. On ne peut évoquer les tranchées de 14-18 sans penser à ses poilus.

Pensez-vous que Révolution a des accroches contemporaines ? Parfois, on pense aux « gilets jaunes »…
Disons qu’il pourrait se référer à de nombreuses périodes historiques. Ce récit, on aurait pu le placer n’importe quand ! Au XVIIIe siècle, mais aussi bien avant et après. Des émeutes populaires qui finissent en massacre, comme celle chez Réveillon, qui lance le livre, il y en a eu un paquet! Mais c’est vrai, ces luttes de pouvoir sont sans fin. Et les rouages restent intéressants à mettre sous la loupe : quelles sont les dynamiques à l’œuvre dans ce genre de mouvement ? Qu’est-ce qu’il a d’enthousiasmant pour le peuple et, parallèlement, de très frustrant ?

Plus que la Révolution française, ça parle de lutte pour l’émancipation

Est-ce donc l’Histoire de la Révolution française que vous abordez ou faut-il lire entre les lignes ?
Notre livre est foncièrement contemporain. Plus que la Révolution française, ça parle de lutte pour l’émancipation, d’insurrection. Surtout qu’on n’a jamais eu la prétention de remplacer les historiens. On essaye de faire quelque chose de probable, sans clamer que c’est une vérité pure – pour peu qu’il n’y en ait qu’une seule. On fait de la fiction! On a envie que le lecteur oublie autant que possible qu’il est en train de lire une recomposition.

À Angoulême, il était aussi question de sédition, avec des auteurs en colère réclamant des conditions de travail décentes. Selon vous, cette grogne vous a-t-elle aidés à gagner le Fauve d’or ?
Non, je ne pense pas, notamment pour en avoir discuté avec une membre du jury. Au contraire, ils étaient embêtés que ce prix puisse être vu comme cela. À l’inverse, nous, on est content que le sujet de la révolution puisse servir de porte-drapeau. Mais ceci dit, ça pose un autre problème, plus difficile à assumer : notre livre a justement été fait dans des conditions précaires. Ce qui valide un système que l’on est censé combattre.

On est aussi une espèce de symbole de l’ultra précarité des auteurs

C’est-à-dire ?
(Il réfléchit) Nous sommes dans une position difficile… Disons qu’avec ce projet, il est vrai atypique, on a dû accepter il y a cinq ans des conditions qui ne nous permettaient pas de vivre de l’avance financière. Ainsi, on est aussi une espèce de symbole de l’ultra précarité des auteurs, et récompenser cela, c’est franchement problématique. Car si on est récompensés, le modèle de création que nous a proposé Actes Sud l’est aussi, ce qui valide des politiques éditoriales désastreuses pour l’ensemble de nos collègues.

Vous êtes donc coincés entre deux fronts…
Oui. On doit réussir à concilier notre manière de faire des livres, dans le long terme – ce qui n’est pas la norme – et la défense d’un front commun avec nos collègues. Maintenant qu’on en a les moyens, on va d’abord s’employer à négocier de meilleures conditions de travail pour la suite et surtout voir ce qu’on peut faire collectivement.

Comment voyez-vous la suite de Révolution ?
Pour le côté artistique, on aimerait sortir le deuxième livre en 2022. On va continuer à suivre les personnages, comme une saison 2 d’une série. Certains vont disparaître, d’autres arriver… Il y aura aussi des problématiques et une esthétique différentes. Disons qu’aujourd’hui, on maîtrise mieux notre façon de faire. On peut la pousser dans ses retranchements, ce qui est franchement jouissif comme étape de travail, surtout quand on est portés par le succès du livre. Bref, c’est encourageant! Et avec Younn, on est désormais quasi voisins (NDLR : à Lorient), alors que le premier tome a été réalisé à distance. Ce qui facilite les choses. Bon, parfois, en étant en Bretagne, on a du mal à accéder à certains documents, mais on peut écrire de la plage (il rit).

Entretien avec Pablo Chimienti

Révolution (T1, Liberté) de Florent Grouazel et Younn Locard. Actes Sud/L’An 2.