Les éditions Delirium publient la première œuvre de Michel Fiffe, l’auteur remarqué de Copra. L’histoire de jeunes adultes en prise à un mal étrange, qui déforme leur corps et leurs humeurs. Du «body horror» à la Cronenberg pour âmes bien accrochées.
Voilà un récit perturbant, où l’effroi et le bizarre se côtoient dans un graphisme tranchant, aux traits noirs comme l’intrigue. Pourtant, que l’on soit coutumier du genre fantastique, ou simplement lecteur de comics américains, Panorama est un album qui se lit d’une traite, dans une tension quasi hypotonique. Une réussite à mettre au crédit de Michel Fiffe, 41 ans, qui jouit là de sa première traduction en français grâce aux éditions Delirium. Une maison au nom tout trouvé pour cet artiste atypique et cette folle première œuvre, réalisée entre 2005 et 2008, au charme malsain.
Avant de découvrir bientôt (toujours chez Delirium) son chef-d’œuvre, la série Copra – sorte de version punk de Suicide Squad –, on pourra donc se familiariser un peu plus avec cet auteur pas comme les autres, qui puise son inspiration aussi bien dans les souterrains de la BD «underground» qu’auprès des majors et leurs héros en cape. Un style toutefois marqué par les frères Hernandez (Love & Rockets est une référence avouée de Michel Fiffe), Steve Ditko, Frank Miller ou encore Walt Simonson.
Ici, d’autres rapprochements s’imposent : d’abord avec l’univers de Charles Burns et ses histoires d’amour à la sauce mutation (comme Black Hole). Ensuite avec celui, cinématographique, de David Cronenberg (Frissons, La Mouche, eXistenZ…), qui s’est longtemps amusé à détourner nos enveloppes corporelles pour mieux sonder l’âme humaine. La démarche a même sa propre appellation : le «body horror», soit un sous-genre du cinéma d’horreur qui expose le corps humain à de violentes perturbations. Panorama en regorge.
On y suit deux adolescents aux envies de leur âge : le sexe, la fête, l’émancipation, la révolte. Amour de jeunesse, fuite en avant et rock’n’roll (avec compilations sur cassettes audio) rythment ainsi la vie de Kim et Augustus, bien que ce dernier ne peut cacher le mal qui le ronge : dès qu’une trop forte émotion se fait ressentir, son corps se déforme, en mode «slime», de façon anarchique, monstrueuse, surnaturelle. Et si Michel Fiffe le place dans la situation du superhéros – certes sans costume, ni mission –, cet étrange pouvoir est plutôt à voir comme une malédiction pour le jeune homme, qui ne maîtrise ni ses sentiments ni ses aptitudes …
«Une chronique sentimentale enrobée de fantastique, un objet rare à la fois tordu et plein de tendresse»
D’un côté, de la violence des rapports humains (qui ramène à William S. Burroughs), des visions cauchemardesques, voire psychédéliques, et une étrangeté organique, parfois répugnante (que l’on réservera aux âmes non sensibles). De l’autre, une romance «classique», abordant, en creux, toutes les questions existentielles liées au passage à l’âge adulte (sexualité, quête identitaire, affirmation de soi vis-à-vis de l’autre, recherche d’un idéal…). Voilà l’alliage étonnant que propose Panorama, chronique sentimentale enrobée de fantastique, objet rare à la fois tordu et plein de tendresse.
Il permet surtout à son auteur d’afficher tout son talent graphique : son graphisme rugueux, son encrage nerveux, son noir et blanc tranchant (seul l’épilogue, plus apaisé que tout le reste, est en couleur), sa mise en page dynamitée par les métamorphoses ahurissantes, son dessin, aussi, aux proportions parfois hasardeuses (rappelons que c’est un travail de jeunesse). Avec cette chair qui explose, fond, suinte, s’allonge, et ces corps qui se multiplient, Michel Fiffe ne s’offre pas seulement le scalp de Marvel et DC Comics, aux univers aseptisés et aux figures invulnérables : il rappelle aussi que le monde est cruel, et l’amour impossible. À cela, même un superhéros patenté n’y peut rien.
Panorama, de Michel Fiffe.
Delirium.
Jeunes fugueurs sans repères plongés brutalement dans le monde adulte, Kim et Augustus cherchent à la fois leur place et leur identité. Ils détiennent également un étrange pouvoir qui, sous la violence de leurs émotions, de leurs doutes ou au gré de leurs questionnements, les amène à subir des métamorphoses incontrôlables et monstrueuses au risque de les entraîner à leur perte. À moins qu’il ne leur permette d’apprendre à s’accepter tels qu’ils sont.
[/infobox]Grégory Cimatty