En s’appropriant le roman de Jean Teulé, Mangez-le si vous voulez, Dominique Gelli rappelle le supplice qu’a subi un homme en 1870, lynché par une foule hystérique. Un atroce fait divers à ne pas mettre entre toutes les mains.
Il faut aller tout au bout du livre, jusqu’en quatrième de couverture même, pour découvrir le discret avertissement posé en douce au-dessus du code-barres : «Réservé à public averti». Pour en arriver là, le lecteur devra passer par plus de 130 pages d’une violence inouïe, d’une bestialité sans pareille. C’est Jean Teulé qui, en 2009, a exhumé l’affaire, véridique et vieille d’un siècle et demi, dans Mangez-le si vous voulez, roman qui, comme tant d’autres de son répertoire, connaît une seconde vie. La BD, donc, mais aussi le cinéma et le théâtre apprécient en effet l’auteur pour ses trouvailles historiques, ses figures excentriques, ses faits divers à peine croyables.
Celui qui nous concerne se rapproche du «true crime», soit le documentaire criminel, genre qui, après la littérature, fleurit aujourd’hui en podcast et sur les plateformes de streaming. On suit la tragique histoire d’Alain de Monéys, à l’été 1870 dans un village de Dordogne. Notable apprécié de tous pour les nombreux services désintéressés qu’il a rendus, il est pourtant pris à partie par toute une foule dans le village voisin. On le croit prussien, alors qu’une semaine après, il doit incorporer les troupes françaises en pleine guerre. À partir d’un simple malentendu, il est, en deux heures, lynché, torturé, brûlé vif et même mangé, malgré quelques habitants qui tentent de le défendre…
Des hommes mi-diables, mi-bêtes
Son calvaire est ici raconté étape par étape, avec des chapitres qui s’ouvrent systématiquement avec un plan, pour replacer l’action dans son contexte spatiotemporel et appuyer ainsi la véracité de cette incroyable hystérie. Dominique Gelli, dans un dessin noir sans espoir qui, au fil de cette barbarie aveugle, se teinte d’un rouge sang, dépeint méthodiquement cette perte d’humanité, cette haine pure étouffant la raison. Sous ses traits, Alain de Monéys perd peu à peu forme humaine au milieu d’une meute d’hommes, de femmes et d’enfants devenus animaux, lui faisant payer pour tous les maux de l’époque, cruelle avec les campagnes : la sécheresse, la pauvreté, la faim, la défaite à venir de Napoléon III et tous ces morts au combat, à Forbach comme à Reichshoffen.
Malgré la dureté du récit et une lecture parfois éprouvante, il serait dommage de ne pas remarquer les bonnes idées de l’auteur, notamment graphiques, avec ces hommes mi-diables, mi-bêtes aux yeux brûlant comme deux charbons, et cette foule qui avance, unie comme une seule vague, méchante et brutale. Les dernières pages offrent un souffle bienvenu, car après cette folie collective vient l’heure de rendre des comptes, les arrestations, le procès, les condamnations… Point de leçon de morale, ici, car les accusés, devant le juge et la guillotine, sont aussi perdus que l’a été leur victime, ne comprenant pas ce qui leur a pris. Mangez-le si vous voulez n’impose finalement qu’une idée : celle, commune, que l’Homme est capable du pire dans ses instincts les plus sauvages et ses vengeances aveugles. Oui, parfois, la réalité est plus folle que la fiction. Jean Teulé, et ses adeptes, le rappellent à juste titre.
Gregory Cimatti
Mangez-le si vous voulez, de Dominique Gelli. Delcourt / Mirages.
Entre BD et littérature, les allers-retours de Jean Teulé
Comme ses livres, Jean Teulé passe difficilement inaperçu. Dans les salons et foires littéraires, on tombe souvent, sans le vouloir, sur ce grand gaillard à la mine bienveillante, proche des gens, lui qui aime si souvent parler d’eux dans ses écrits. Certains se souviennent de lui pour ses apparitions aux côtés de Bernard Rapp sur Antenne 2 ou de Philippe Gildas sur Canal+. D’autres, plus âgés, diront qu’il a été un auteur de BD rare, salué pour son audace et sa créativité, lui qui a été un pilier de L’Écho des savanes et qui a signé trois ouvrages qui feront date : Bloody Mary (1983), Gens de France (1988) et Gens d’ailleurs (1990). Au point que le festival d’Angoulême lui accorda un prix pour sa «contribution exceptionnelle au renouvellement du genre de la BD», qu’il reçut comme un crève-cœur. Il décida alors d’arrêter, pour se consacrer à la télévision. Mais aujourd’hui, c’est la BD qui le rattrape…
En effet, depuis 2010, huit de ses romans ont été adaptés en dessins : d’abord Le Montespan (par Philippe Bertrand), puis la trilogie Je, François Villon (2011-2016, Luigi Critone), Le Magasin des suicides (2012, Ka & Collardey), ainsi que les excellents Charly 9 et Entrez dans la danse (2013 et 2019, tous deux de Richard Guérineau). Sans oubliez le plus récent Fleur de tonnerre (sorti le mois dernier chez Futuropolis, signé Cornette & Jürg) et un prochain à paraître en avril 2021 aux éditions Steinkis : Ô Verlaine! (Thirault & Deloye). Et donc, ce Mangez-le si vous voulez, qui a bouleversé Jean Teulé : «C’est une des BD les plus violentes que j’aie jamais lues», confiait-il, «impressionné» par le talent graphique de Dominique Gelli. Dans un nouvel aller-retour dont il a le secret, il lui a alors confié l’illustration de son dernier livre, paru en octobre : Crénom, Baudelaire!. Mieux, l’adaptation en BD, déjà en cours, lui est réservée !
GC