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[BD] L’extraordinaire voyage de Francesco Carletti


(photo Casterman)

Giorgio Albertini fait découvrir les voyages du marchand Francesco Carletti, premier «civil» à avoir fait le tour du monde, dans un roman graphique impressionnant mais inégal.

Francesco Carletti était-il le premier «moderne» ? C’est le portrait que l’auteur italien Giorgio Albertini tente de dresser de son compatriote, près de quatre siècles après sa mort. Inexplicablement, on n’a jamais véritablement «redécouvert» Carletti; au contraire, le temps semble même plutôt l’avoir relégué à l’oubli le plus total – même sa page Wikipédia ne dépasse pas quelques lignes. Les rares traductions de ses Raisonnements de mon voyage autour du monde, parues à partir de la seconde moitié du XXe siècle, sont restées confidentielles.

Giorgio Albertini lui-même, historien de formation, avoue n’en avoir jamais entendu parler… jusqu’à cette soirée, «il y a une dizaine d’années, lors d’un dîner chez un ami», raconte l’auteur en préface. Un heureux hasard qui lui a fait rencontrer ce jeune homme qui, à 18 ans, a quitté sa Florence natale pour entreprendre un tour du monde, étalé sur quinze ans, avant son retour en Toscane.

Si Francesco Carletti est une curiosité dans l’histoire du monde, c’est parce qu’il ne fut ni voyageur, ni marin, ni militaire, ni aventurier, mais simple marchand issu d’une lignée de commerçants toscans, coincés entre les plus basses et les plus hautes strates sociales. Revenu à Florence en 1606, il fut le premier simple citoyen à avoir parcouru le globe, au cours d’un voyage pour le moins mouvementé, qui l’a vu se rendre notamment en Amérique du Sud, aux Indes ou encore au Japon.

Comme Marco Polo quelque 300 ans avant lui, Carletti a pris le large en compagnie de son père, Antonio, non pas en direction de la Chine (du moins pas encore), mais du Cap-Vert, dans le but d’acheter des esclaves. Et le jeune Francesco de s’éveiller, par témoignage direct, aux cruautés de la colonisation et de la traite des Noirs, en même temps qu’il apprend à vivre dans un monde qui se présente comme une vaste étendue espagnole, quoiqu’inquiétée par l’arrivée de nouvelles puissances hollandaise, française et anglaise.

C’était moi, enfin, qui allais devoir partir… Tout seul !

Sur près de 300 pages, Albertini (qui tire son autoportrait en première page, affublé des vêtements du «sieur Carletti», entouré des piles de livres dont il s’est inspiré) réalise un impressionnant roman graphique qui a de quoi dépayser. Raconté comme un long «flash-back» riche en ellipses – dans ses Raisonnements, Carletti lui-même choisit de ne pas raconter les longues traversées en bateau, préférant conter les jours passés sur les terres qu’il a foulées, où il est tombé malade ou a été emprisonné –, l’enjeu de l’auteur est de taille : mélanger le récit de voyage et d’aventure, les tenants et les aboutissants d’une première forme de mondialisation dont Carletti fut l’architecte involontaire (il découvrit le chocolat aux Amériques et l’importa en Italie à son retour de voyage), les difficiles questions géopolitiques de l’époque et la prise de conscience d’un jeune homme épris de liberté et qui pense à rebours des doctrines dominantes.

Ce dernier point est sans doute exagéré pour des raisons dramaturgiques, et pour finir de faire du Carletti raconté par Albertini le premier moderne. On ne doute pas que les conditions de vie des esclaves et les sévices subis par eux furent un choc pour le jeune homme, mais l’on croit plus difficilement qu’il fut l’antiesclavagiste décrit par l’auteur. Qui, pour appuyer son propos, représente son protagoniste les yeux écarquillés d’étonnement ou d’effroi, ne le faisant plus exister que sous ces traits.

Dans un récit graphique foisonnant – voire un peu bavard, et dans une langue très travaillée, qui risque de mettre le lecteur à l’épreuve – où les paysages, les costumes et les navires sont le fruit d’un travail de recherche impressionnant, pour un résultat d’une grande finesse, pratiquement de la gravure, les personnages font alors pâle figure. Ce qui n’empêche pas que les épreuves traversées par Francesco Carletti nous restent en tête longtemps après avoir refermé le récit de son extraordinaire voyage.

L’histoire

Fin du XVIIe siècle. Le temps des grandes explorations, dominé par les Espagnols et les Portugais, bouleverse la carte du monde. Francesco Carletti, un jeune marchand italien fasciné par ces nouveaux horizons économiques, prend part à cette aventure. Il découvrira les splendeurs (nouvelles terres, peuples inconnus) et les misères (esclavage, destructions) qui posent les jalons d’une nouvelle ère, celle des temps modernes.