Alcoolique, misanthrope et misogyne, Charles Bukowski n’en a pas moins marqué l’histoire de la littérature américaine. À l’occasion des 30 ans de sa disparition, les éditions Petit à Petit lui rendent un hommage didactique.
À l’heure des remises en question culturelles, du conservatisme qui frappe les bibliothèques outre-Atlantique et du «wokisme» qui lave plus blanc que blanc, il est étonnant de voir les éditions Petit à Petit, à l’approche quasi scolaire, de s’emparer d’un personnage qui, déjà en son temps, divisait, réjouissait, fâchait, dégoûtait même. Des sentiments ambivalents toujours sensibles aujourd’hui, au moment où le passé est révisé sur l’autel des préoccupations contemporaines, d’où le message d’avertissement visible dès la préface : celui de remettre l’ouvrage «dans le contexte de la vie d’un auteur américain du XXe siècle» et de prendre de la «distance» avec ses propos franchement borderlines, notamment vis-à-vis des femmes. Mais qui est donc cet homme qui nécessite autant de précaution ? Charles Bukowski (1920-1974), écrivain, poète, provocateur et alcoolique, surnommé par ses soins de «vieux dégueulasse».
En France, on se souvient d’abord de son passage dans l’émission Apostrophes en 1978 où, complètement ivre après trois bouteilles de vin blanc, il quitte le plateau en titubant dans la foulée de 20 minutes d’entretien chaotique. Un peu mince toutefois pour résumer et apprécier la vie d’un auteur rare, inadapté social, héros de l’ordinaire pour certains avec ses textes écrits à ras du trottoir, pervers misogyne et nihiliste pour d’autres.
Tu veux être écrivain ? N’essaye pas
Voilà donc l’objectif de cet ouvrage, autrement appelé «BD-documentaire» avec ses conseils directement adressés au lecteur et ses doubles-pages didactiques : raconter l’histoire de ce météorite de la littérature américaine, arrivé sur le tard avec un premier recueil sorti seulement à 42 ans, dans une traversée chronologique qui n’est pas avare en formules qui claquent, comme «l’individu parfaitement équilibré n’a pas toute sa raison», ou «j’ai mis mes tripes à nu, et les dieux ont répondu». Un sens du mot qui se retrouve jusque dans l’épitaphe gravée sur sa tombe : «Tu veux être écrivain ? N’essaye pas».
De cette existence «brûlée» par les deux bouts, on retiendra, pour aller vite, plusieurs choses : une enfance où il subit les coups de son père tandis qu’une acné sévère l’isole. Une période où il va découvrir la littérature (avec une préférence pour Henry Miller et John Fante), l’alcool et la prison. S’ensuivent des années de galère où il enchaîne les boulots «merdiques» (car selon lui, le travail, c’est de l’esclavage), alors que ses poèmes restent boudés par les éditeurs – dans une lettre, il dira avoir touché 47 dollars en 20 ans d’écriture…
C’est dans la misère, l’outrance, l’exubérance, au cœur des «ténèbres» comme il l’affirme, qu’il cherche à être le plus authentique possible, trouvant son inspiration à hauteur de la rue. Il y aura les bagarres, les paris aux courses des chevaux, les prostituées et les nuits sans fin à boire, encore et encore. Au point qu’à 35 ans, un ulcère perforé provoque une hémorragie qui lui manque d’être fatale. Toujours débout, il fêtera sa sortie de l’hôpital… avec une bière ! À se demander comment il a pu vivre jusqu’à l’âge de 74 ans.
Puis arrivera le succès grâce à la rencontre, décisive, en 1966 de John Martin, son futur éditeur qui va lui offrir un peu de stabilité dans une vie de bohème et d’autodestruction. Suivront des œuvres et histoires sulfureuses à la première personne (vues à travers les errances de son alter ego Henry «Hank» Chinaski), en prose comme en vers, faites de liqueur et d’encre, toujours en dehors de tout courant littéraire. Bien sûr, les femmes y trouvent une place de choix, notamment les grands amours de sa vie : Jane Cooney, toute aussi portée sur la bouteille que lui (elle mourra d’une cirrhose à 48 ans); Barbara Frye, rédactrice d’une revue texane qui publie ses textes ; Frances Elizabeth, mère de sa fille Marina et enfin Linda Lee Beighle, celle qui lui a permis de «rencontrer la bonté au milieu de l’enfer». Il y aura enfin les fans (ses livres sont régulièrement volés dans les bibliothèques) et les célébrations sur grand écran (Barfly, Conte de la folie ordinaire, Factotum).
C’est en Italie qu’il faut aller pour remonter aux racines de cette BD (confirmant ainsi l’aura intacte de l’auteur en Europe, plus qu’aux États-Unis), avec à sa tête, derrière un coloriste et un chargé des textes documentaires, un scénariste (Michele Botton) et une dessinatrice (Letizia Cadonici). Ensemble, avec de la pudeur et de la retenue, ils dressent un portrait cru mais souvent attachant, divisé en dix chapitres avec de régulières traces de vin qui font sens. Évidemment, la démarche pédagogique oblige à ne pas en faire trop, la langue de Charles Bukowski étant bien plus choquante que les images (ici semi-réalistes) qui l’illustrent. Du coup, pour ceux qui veulent en savoir plus, l’idéal reste de se replonger dans ses écrits. Ils sont toujours disponibles. Dépêchez-vous tout de même : la censure guette.
Bukowski – De liqueur et d’encre. Collectif. Éditions Petit à Petit.