Après huit années d’absence, John Blacksad, le célèbre chat détective privé, revient aux affaires, toujours porté par le talent de ses deux géniteurs : Juan Diaz Canales et Juanjo Guarnido.
La sortie d’un album de Blacksad est toujours un évènement. D’autant plus qu’elles sont rares. Pour preuve, ce sixième album, seulement, réalisé en plus de vingt ans. Deux décennies qui ont toutefois imposé au monde de la BD un héros et deux auteurs. D’abord ce drôle d’animal, John Blacksad, toujours impeccable dans son trench-coat. Un détective au cœur gros, coutumier des mauvais coups et des sales affaires qu’il est. «Je suis devenu un professionnel du drame», reconnaît-il ainsi, dès les premières pages de ses nouvelles aventures.
Ensuite, Juan Diaz Canales et Juanjo Guarnido, deux talents venus d’Espagne, issus du monde de l’animation, et qui, en 2000, pour leur premier livre, ont frappé fort. Alors inconnus au bataillon, c’est Régis Loisel, légende du 9e art (La Quête de l’oiseau du temps, Peter Pan…), qui leur promettait un avenir radieux. «Ça va faire mal, très mal!», prédisait le dessinateur sur la préface de Quelque part entre les ombres, où l’on découvrait sur la pochette l’air sombre d’un chat pas commode, la clope au bec. Quatre albums plus tard, le présage s’est avéré juste. La série est devenue culte, vendue à près de 3 millions d’exemplaires et auréolée de nombreux prix.
Pourquoi un tel succès? La réponse est évidente : l’histoire et le dessin. Et les deux sont indissociables! John Blacksad traîne son regard désabusé sur le monde – et ses contemporains – dans les États-Unis des années 50, alors en équilibre entre passé et futur. Aux vieux démons (racisme, corruption, ségrégation) répond l’espoir d’un monde nouveau, notamment à travers des symboles culturels disséminés ici et là (littérature, théâtre, musique…). Sur fond de jazz, le chat noir, qui noie ses turpitudes dans le whisky, renvoie alors au roman noir et au cinéma américain – le duo évoque souvent l’influence du Faucon maltais, de John Huston. Du grand classique, donc.
Un univers mis magistralement en images par Juanjo Guarnido, au graphisme à couper le souffle (comme il l’a démontré, à nouveau, avec la superbe fresque des Indes fourbes, belle réussite de 2019). Tel un réalisateur, il soigne, jusque dans les moindres détails, son sens du cadrage et ses angles de vue. Sans oublier, bien sûr, ses personnages zoomorphes plus vrais que nature – depuis La Fontaine, on n’a toujours pas trouvé mieux que des animaux pour dépeindre la grandeur et les bassesses de l’être humain.
Ce sixième tome est lui aussi coincé entre deux humeurs, hésitant à faire dans l’habituel ou d’oser la nouveauté. Après un vrai road movie aux couleurs éclatantes (Amarillo), passant par la Louisiane, l’Oklahoma, le Texas, le Nouveau-Mexique et l’Illinois, John Blacksad retourne en effet à New York, son fief (idéal pour un dessinateur fan de scènes urbaines!). Celui, également, d’un certain Solomon, rapace à l’ambition démesurée, probablement inspiré de Robert Moses, urbaniste qui façonna le décor de New York durant sa longue carrière débutée dans les années 30.
Ce qui change tient avant tout dans le format, Alors, tout tombe n’étant que la première partie d’un diptyque, qui s’achèvera début 2023, selon Dargaud. Une première depuis vingt ans, et une bonne idée : déjà parce que l’attente sera moins longue. Ensuite parce qu’elle permet aux deux auteurs d’étaler leur intrigue – on leur avait justement reproché, sur le dernier ouvrage, de sacrifier l’histoire au profit de dessin (au passage trop solaire pour certains).
Autrement, John Blacksad – avec son compère Weekly, caution humoristique de la série – reste fidèle à lui-même, toujours là pour mettre des bâtons dans les roues de la mafia, des politiques et des puissants, avec son flingue, ses poings ou ses «punchlines» qui font mouche. Comme tout chat – qui sait retomber sur ses pattes – il répondait qu’il s’efforce juste d’insuffler un peu «d’humanité» à une société qui en manque cruellement.
Blacksad – Alors, tout tombe
(première partie) de Juan Diaz Canales
et Juanjo Guarnido. Dargaud.
L’histoire
Chargé de protéger le président d’un syndicat infiltré par la mafia à New York, John Blacksad va mener une enquête qui s’avèrera particulièrement délicate… et riche en surprises. Dans les pas du détective privé, on découvre à la fois le quotidien des travailleurs chargés de la construction du métro dans les entrailles de la ville, mais également la pègre et le milieu du théâtre, contraste absolu entre l’ombre et la lumière, le monde d’en bas et celui d’en haut incarné par l’ambitieux Solomon, maître bâtisseur de New York.
Gregory Cimatty