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[BD] «La Gare» : dans un monde qui déraille


Dans le rythme incessant du monde de La Gare, le temps est ralenti par la poésie d’une histoire d’amour empoisonnée. (Photo : sarbacane)

Une histoire d’amour empoisonnée chamboule le fonctionnement de tout un monde : Raphaël Geffray raconte la lutte des classes dans un roman graphique tout en formes et en couleurs.

L’histoire

Hannah, directrice d’une gare tentaculaire, tombe amoureuse pour la première fois de sa vie. Elle a croisé Adam dans une soirée, mais lui se souvient à peine d’elle et s’apprête, de toute façon, à rentrer chez lui, à l’étranger. Alors Hannah commet l’irréparable : elle utilise son pouvoir pour empêcher l’élu de son cœur de quitter le territoire. Adam, ignorant qu’il est victime d’une machination, n’a d’autre choix que de rester auprès de cette femme étrange et séduisante qui lui porte secours. Entre eux deux se noue une passion d’autant plus folle qu’elle n’est pas censée durer…

C’est un monde fait d’acier, de béton et de plastique. Un monde de couloirs, de quais, d’ascenseurs, d’escalators, de grilles et de boutiques. Un monde dont l’immensité tentaculaire n’a d’égale que son caractère passager, transitoire. Ce monde, c’est La Gare imaginée par Raphaël Geffray, décor unique et symbolique d’une dystopie à l’œuvre, dont les incessants flux d’usagers sont dirigés avec l’agilité exubérante d’une cheffe d’orchestre par sa directrice, Hannah, depuis sa salle de commandes au 112e étage de la tour qui surplombe le lieu de desserte.

De là-haut, rien ne lui échappe : si les lignes et les lumières de l’infrastructure ferroviaire en contrebas sont semblables à un ciel constellé d’étoiles, les milliers de caméras de surveillance à reconnaissance faciale, capables de zoomer et dézoomer avec une très haute précision, en sont les télescopes.

«La foule coule dans ses veines»

A priori, Hannah n’est animée que par le pouvoir; elle en est même sa meilleure incarnation. La gare centrale, elle la connaît de fond en comble, elle qui décide des mouvements des masses comme on dirigerait une chorégraphie à distance. «La foule coule dans ses veines», remarque Saskia, directrice du pôle cybersécurité. Mais voilà, depuis cette soirée où elle a remarqué Adam, un musicien anglais de passage (qui, lui, a déjà oublié la directrice), Hannah n’a plus goût à rien, surtout pas à mettre toute son énergie dans son travail. «L’effondrement de son moral a des répercussions directes sur toute la gare», s’alarme Mireille, l’intendante.

Alors, quand le bassiste doit prendre le train pour rentrer chez lui, auprès de sa femme et de ses enfants, Hannah utilise ses pouvoirs pour faire invalider son passeport et, dans l’attente de sa régularisation, l’«accueillir comme un prince» dans «la plus haute société de (la) ville», espérant ainsi retrouver le goût des choses, pendant qu’en bas, le chaos gronde.

Peut-être que le déclin de Madame Hannah annonce une nouvelle ère

On avait quelque peu perdu de vue Raphaël Geffray après la publication en 2015, chez Futuropolis, de son premier roman graphique, C’est pas toi le monde : la rencontre entre un écolier en marge et violent et l’institutrice qui va changer sa vie. Une dizaine d’années plus tard, La Gare présente le nouveau récit d’une rencontre faite pour ne pas durer, mais qui se vit comme un chamboulement dans les équilibres du monde; un nouveau récit à teneur sociale, aussi, puisqu’il y est question de lutte des classes dans une société ultrasécuritaire, des dérives paranoïaques du pouvoir, et même de charge mentale.

Graphiquement, après le noir et blanc torturé et gribouillé de son précédent livre, l’auteur s’épanouit cette fois dans son inverse. Soit une œuvre qui se raconte aussi à travers ses formes et ses couleurs, avec un coup de crayon et une palette aux accents fauves – de quoi trancher avec son imaginaire «hard SF», la science-fiction «vraisemblable», sinon imminente.

Une histoire d’amour empoisonnée

Il semble en effet que tout, dans La Gare, des choix esthétiques aux rouages du scénario (la dépression amoureuse, le syndrome de la cage dorée, les jeux de pouvoir), soit motivé par une ironie grinçante. C’est justement ce qui fait tout le charme et toute la réussite de cette BD qui ne ressemble qu’à elle-même et qui, paradoxalement, ravive des malaises qui nous sont familiers. On pourrait encore citer des références : l’«anticipation sociale» de l’écrivain britannique J. G. Ballard, les films de la Nouvelle Vague française pour les dialogues ou le découpage de certaines scènes…

Dans le rythme incessant du monde de La Gare, le temps est ralenti par la poésie d’une histoire d’amour empoisonnée, mais l’auteur ne perd pas le cap pour autant. Mieux, il distille un vent d’espoir et de liberté, incarné d’abord par un personnage de marginal qui ne trouve grâce qu’aux yeux d’Adam (le jeune homme pourrait être celui de C’est pas toi le monde, neuf ans plus tard), pour mettre finalement le conflit social (et inévitablement physique) au premier plan. Avec en tête les évènements et manifestations liés à la double crise sociale et politique en France, dire que La Gare raconte une réalité paraît vraisemblable, sinon imminent.

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