Frantz Duchazeau revient au blues et retrace la vie chaotique d’un de ses plus importants représentants : la légende Robert Johnson, qu’il replace dans son époque et dépeint sans auréole.
Frantz Duchazeau n’avait pas tout dit. Amateur de blues et de son développement dans l’Amérique du début du XXe siècle, l’auteur s’était déjà emparé de la figure de Robert Johnson (1911-1938) dans Le Rêve de Meteor Slim, personnage fictif qui, pour se faire un nom et vivre de sa passion, trouvait un soutien de poids auprès du guitariste de génie.
Des années plus tard, il remet en scène la rencontre à New York. Le premier a perdu ses illusions, tandis que le second jouit d’une folle renommée. «Plus tard, les gens diront : quel privilège pour ceux qui ont eu la chance de l’apercevoir, de l’écouter chanter, jouer de sa guitare», lâche-t-il à son mentor. Car oui, rares sont les veinards qui ont pu rencontrer cet homme, aussi insaisissable que la queue du diable.
Robert Johnson aurait d’ailleurs pactisé avec lui, vendant son âme au Malin pour briller derrière son instrument d’où sort une musique qui fait «pétiller le squelette». C’est ce qui fait le sel d’une légende : beaucoup d’histoires, et peu de faits. Concrètement, il n’aura laissé derrière lui qu’une vingtaine d’enregistrements, mises en boîte lors des deux années précédant sa mort, fruit elle aussi de nombreuses spéculations : empoisonnement ? Maladie ? Punition divine ? Même l’emplacement de sa tombe reste aujourd’hui un mystère. Suffisant en tout cas pour faire de lui la tête de liste du «club des 27», série d’artistes «maudits» morts avant d’avoir atteint la trentaine. Autant d’arguments, entre folklore et incertitude, qui ont donné envie à Frantz Duchazeau de tout reprendre depuis le début.
Mi-vagabond, mi-dandy
C’est ce qu’il fait dans Les Derniers Jours de Robert Johnson, qui n’est pas à proprement parler une biographie, mais comme le dit le titre, un retour à ses ultimes péripéties, toutefois agrémentées de réguliers retours en arrière. On est alors en août 1938. Le musicien, partout où il passe, laisse la même image : celui d’un jeune garçon, guitare dans une main et bouteille de whisky dans l’autre, «aimant» à femmes (ce qui lui vaut de nombreuses jalousies) et ne craignant pas la bagarre, chose courante dans les bars perdus du Mississippi.
Une figure singulière, mi-vagabond, mi-dandy dans son impeccable costume rayé, qui porte en lui de lourds tourments : l’abandon d’un père, une enfance passée dans les champs de coton sous la surveillance d’un beau-père violent, la mort en couches de l’amour de sa vie et de son enfant.
Les morts sont finalement plus vivants que moi
Si la douleur d’une existence donne au blues toute sa puissance et sa véracité, Robert Johnson est à coup sûr armé. D’autant plus vrai dans le sud ségrégationniste des États-Unis où, dans les années 1930, il n’est pas bon d’être noir. Le long des routes et chemins de fer, sur certains panneaux, on peut ainsi lire : «Ne laissez pas la nuit vous prendre. Continuez d’avancer».
Avec son ami Johnny, Robert Johnson va prendre le conseil au pied de la lettre, sillonnant les chemins de traverse dans un autodestructeur aller-retour pour New York, où la scène du célèbre Carnegie Hall l’attend pour ce qui aurait dû être son moment de gloire. Alors que deux producteurs (blancs) suivent sa trace, en vain, lui démontre tout son talent, ou plutôt son «mojo» ciselé auprès des maîtres du genre : Son House, Willie Brown et surtout Ike Zimmerman.
Capter les vibrations d’une époque
Tout au long du trajet (accidenté) de son héros, Frantz Duchazeau capte les vibrations d’une époque et d’une musique. L’auteur de Lomax et Blackface Banjo affûte son trait, qu’il place dans une palette en noir et blanc du plus bel effet. Si les puristes pourront lui reprocher d’avoir traduit les paroles des chansons (sacrilège!), ils reconnaîtront son habilité à raconter la pulsion créative d’un artiste authentique et sombre, loin de la romance propre aux mythes. «Les morts sont finalement plus vivants que moi», disait-il.
Après Love in Vain de Jean-Michel Dupont et Mezzo (2014), voilà donc un nouvel hommage à savourer. D’autant plus qu’il n’a failli jamais voir le jour, son auteur s’étant fait voler en été l’intégralité des 222 planches. Décidément, avec Robert Johnson, ce ne sont pas les histoires qui manquent.
Les Derniers Jours de Robert Johnson, de Frantz Duchazeau. Sarbacane.
L’histoire
Années 1930. Un homme sillonne les routes poussiéreuses du Mississippi avec pour seuls bagages une guitare acoustique et une bouteille de bourbon. Malgré son jeune âge, il semble porter sur ses épaules tout le poids du monde, traînant derrière lui comme un boulet de forçat un passé déjà trop douloureux. Qui peut douter qu’il s’agisse de Robert Johnson, l’auteur de Sweet Home Chicago, et que, de ses souffrances, il tire un blues à nul autre pareil? Disséminant sa musique encore méconnue de ville en ville, dans un Sud raciste, il a rendez-vous avec sa gloire en une date et un lieu : la scène du Carnegie Hall, à New York, où des producteurs qui croient en son talent l’attendent impatiemment. Mais son attirance pour l’autodestruction est à la hauteur de son talent, immense. Arrivera-t-il alors à destination?