Roberto Saviano, l’auteur de Gomorra qui vit sous haute protection depuis quinze ans, se raconte pour la première fois, intimement et oniriquement, dans un roman graphique éblouissant dessiné par l’illustrateur israélien Asaf Hanuka.
Sur la couverture de l’édition originale italienne, c’est son visage en gros plan qui est à moitié immergé dans l’eau, jusqu’au-dessus du nez. Sur celle de la traduction française, Roberto Saviano se tient debout, au bout du canon d’un pistolet automatique, le dos courbé comme pour tomber dans le vide. Ces quinze dernières années, on a aussi tenté de l’empoisonner ou de le faire exploser dans un attentat à la bombe, mais l’écrivain et journaliste italien continue de penser, clamer et porter en étendard ce constat, devenu un slogan de résistance : «Je suis toujours vivant».
Dans sa langue d’origine, Saviano a fait une lecture audio de Si c’est un homme, le témoignage de Primo Levi dans les camps de la mort, a écrit des préfaces à L’Étranger, d’Albert Camus, ou encore à La Vérité en marche, recueil des écrits d’Émile Zola sur l’affaire Dreyfus : autant d’auteurs, de textes et de sujets qui renvoient l’auteur à ses propres combats, certes plus actuels, mais avec lesquels le lecteur saura tisser des liens. Il a aussi préfacé une récente édition d’un recueil d’articles du journaliste Giancarlo Siani, assassiné en 1985 par la mafia napolitaine; l’analogie renvoie cette fois Saviano à sa propre condition d’homme condamné à mort par la Camorra, lui qui vit sous protection policière depuis quinze ans et la publication du roman-enquête Gomorra (2006).
De cet homme dont on ne connaît que trop bien le sort, on ne sait finalement rien, ou presque, de sa vie privée, d’hier et d’aujourd’hui. À juste titre, puisque chez Saviano, la résistance et la protection vont de pair. Avec Je suis toujours vivant, il se lance dans l’autobiographie et livre par la même occasion son premier roman graphique, dessiné par l’Israélien Asaf Hanuka. En partie récit autobiographique fragmenté, en partie plongée figurative dans la pensée, les angoisses et les cauchemars de l’écrivain, le livre surprend sans cesse tout au long de ces quelque 150 pages. On y découvre d’emblée un Saviano intime, qui commence ainsi : «Je n’ai jamais parlé de mon frère. Mais il a toujours été très important dans ma vie.» Témoin d’un meurtre en pleine rue à l’âge de douze ans, Roberto Saviano a toute sa vie été poursuivi par la mort et la violence. Celles-ci sont bien sûr présentes ici, mais l’œuvre est moins intéressée par la réalité tourmentée du présent que par ce qui a été, ce qui sera et ce qui aurait pu être.
Les courts chapitres se succèdent, emmenés chacun par un thème qui se traduit dans le dessin par un emploi spécifique des couleurs et par le découpage, qui s’accordent toujours avec ce qui est raconté. Saviano s’attarde sur des détails de son quotidien – les chiens de berger dressés à trouver les bombes –, se met en scène sous son apparence d’aujourd’hui dans de poignants souvenirs d’enfance, raconte l’expression des sentiments quand on est isolé et sous protection. La beauté et la dureté cohabitent à tout instant, mais Je suis toujours vivant offre néanmoins quelques moments de grâce, quand l’auteur dresse la liste des choses qui «font que la vie vaut d’être vécue» et dont lui, qui n’est «ni vivant ni mort», ne peut plus profiter, ou bien lorsqu’il raconte son arrivée, en 2011, à New York et sa première balade, seul, depuis cinq ans. Ou encore quand il imagine son quotidien s’il avait, quinze ans plus tôt, «raté le métro qui a bouleversé (sa) vie».
À chaque page, la réalité est transfigurée par le dessin d’Asaf Hanuka – qui, après lecture, est de toute évidence maître de son domaine –, qu’il enrichit de symboles, de rêves et d’allégories, cassant la dure réalité qui colle à la peau de Roberto Saviano et de ses écrits. Ainsi, cette case où Saviano s’imagine sur un ring de boxe face à Matteo Salvini, prêt à lui faire entendre par la force la réalité sur sa gestion de l’urgence migratoire. L’écrivain italien avouait qu’il n’imaginait pas son autobiographie – la «première moitié» de sa vie, écrit-il sur la dernière page – autrement qu’en bande dessinée, justement pour la capacité de celle-ci à transformer le réel. Tombé sous le charme du travail de Hanuka, dont il avait notamment adoré le travail sur les séquences oniriques du film Valse avec Bachir (Ari Folman, 2008), Saviano forme avec le dessinateur un tandem parfait, où l’un semble tout comprendre du travail de l’autre et inversement. À la fois dur, violent, intime et inventif, Je suis toujours vivant, avec son scénario superbement écrit et ses visuels éblouissants, est l’une des plus belles BD de ce début d’année, doublée d’un puissant cri de liberté et de résistance.
Je suis toujours vivant, de Roberto Saviano et Asaf Hanuka.
Gallimard/Steinkis.
L’histoire
Des chambres d’hôtel anonymes, sept gardes du corps, deux voitures blindées. C’est le quotidien sous haute protection de l’auteur napolitain Roberto Saviano depuis le succès phénoménal de Gomorra, publié en 2006. Depuis lors, sa vie a radicalement changé, mais celui qui n’est jamais plus rentré chez lui a choisi son camp : il ne se taira pas. De la crainte des voitures piégées à celle des pizzas empoisonnées, il imagine les divers scénarios de son assassinat et, évoquant son enfance, sa famille, ses ennemis, il livre le récit inédit d’une vie en sursis.