Avec Faim, sa première œuvre traduite en français, Martin Ernstsen adapte un classique de la littérature norvégienne.
Cent trente ans plus tard, une grande partie de l’œuvre de Hamsun a été traduite en français et, avec elle, ont été redécouvertes les abjections de la dernière partie de sa vie, marquée par son rapprochement avec le parti pro-nazi norvégien et sa rencontre, en 1943, avec Adolf Hitler. Mais La Faim continue d’inspirer de nouvelles générations de lecteurs et d’auteurs, et c’est dans un merveilleux roman graphique, Faim, que le dessinateur norvégien Martin Ernstsen fait revivre cette œuvre majeure.
Pedersen déambule dans les rues de Christiania, ville froide et pluvieuse illustrée par de superbes dessins à l’aquarelle
En transposant les mots de Hamsun dans son roman graphique, Ernstsen fait le choix de limiter le texte. On y fait le récit à la fois d’une errance désespérée et d’une quête aux multiples enjeux (amoureux, artistique, financier aussi, bien sûr), et la faim éprouvée par le personnage de Knut Pedersen déclenche chez lui des hallucinations qui sont autant le moteur de son inspiration qu’une spirale de la perdition dans laquelle il s’enfonce. Pedersen déambule dans les rues de Christiania (ancien nom d’Oslo), ville froide et pluvieuse «qui ne laisse partir personne sans l’avoir marqué», illustrée par de superbes dessins à l’aquarelle. Cette ville, Pedersen en sera marqué, puis il la quittera, en bateau, signe d’un nouveau départ, pauvre en argent mais riche d’une expérience personnelle éprouvante et unique.
Le challenge d’un roman graphique comme celui-ci est de parvenir à trouver le juste ton quand il s’agit de traiter le thème qui en fait toute la fortune, à savoir la folie du personnage nourrie par sa faim. Celle-ci se manifeste tantôt par des sautes d’humeur et une propension aussi inutile qu’obsessionnelle au mensonge, mais c’est dans le dessin qu’elle explose de manière somptueuse. Avec son roman, Hamsun préfigurait déjà plusieurs grands auteurs du XXe siècle, Kafka ou encore Henry Miller, qui en était un grand admirateur. C’est aussi vers eux que Martin Ernstsen se tourne pour illustrer le voyage de Pedersen dans la démence, en transformant, selon l’humeur, le personnage en un bonhomme débonnaire ou irrité aux traits ronds, ou en le soumettant encore à des métamorphoses animales (en chien, en chenille). L’auteur s’éloigne intelligemment du naturalisme qui enveloppe le récit de la façon la plus irréaliste qui soit.
Qu’elles soient cauchemardesques ou enchanteresses, les différentes représentations des hallucinations de Pedersen sont audacieuses et constituent la part esthétique la plus fascinante de l’ouvrage. Sa rencontre fortuite avec une jeune femme, qu’il idéalise dans sa folie sous le nom d’Ylajali, donne lieu à un rêve somptueux où il retrouve sa dulcinée dans l’opulence chatoyante d’un palais baroque. À l’inverse, ses hallucinations terrifiantes sont caractérisées par des tons plus unis et qui répondent au noir et blanc prédominant, comme dans l’illustration qui sert de couverture au livre, où Pedersen, les yeux injectés de sang, sent «(son) cerveau s’enrayer, (sa) tête se vider», tandis que d’énormes fourmis entrent par son oreille droite et en ressortent, chacune avec un morceau de cerveau, par l’oreille gauche. Ernstsen explore les possibilités les plus tourmentées d’illustrer la folie de son personnage, avec une réussite notable. Le roman était un monument, Faim, son adaptation en BD a, elle aussi, toutes les chances de le devenir.
Valentin Maniglia
Faim, de Knut Hamsun et Martin Ernstsen. Actes Sud-L’An 2.
L’histoire
À Christiania, Knut Pedersen écrit pour les journaux et dilapide l’argent que lui rapportent ses articles, souvent de manière altruiste. Même si elle lui procure douleurs et délires, il entretient sa «faim», dont il a fait sa muse.