Le désir de notoriété, si symbolique du monde moderne, remonte… à la Grèce antique! Martin Veyron le rappelle en retraçant la vie d’Érostrate, un brave type obsédé par une seule idée : inscrire son nom dans l’Histoire.
L’histoire
En 356 avant notre ère, un individu nommé Érostrate incendia volontairement le temple d’Artémis à Éphèse, provoquant sa destruction. Arrêté et interrogé sur les motifs de son acte, il répondit : «Pour devenir célèbre». Les sages d’Éphèse, qui viennent de voir l’une des sept merveilles du monde partir en fumée, ne peuvent y croire mais, même sous la torture, Érostrate persiste : s’il a détruit le temple, c’est uniquement pour passer à la postérité…
Aujourd’hui, à l’heure des réseaux sociaux et de la quête du fameux «like», chacun peut espérer devenir célèbre ou du moins connaître son petit moment de gloire. Même pour seulement un quart d’heure, selon la célèbre formule d’Andy Warhol. À l’époque de la Grèce antique, c’était plus compliqué que ça. Il fallait déjà s’affranchir de son destin et, par là même, défier les dieux. En somme, devenir un homme libre. C’est ce que va faire Érostrate, qui n’est pourtant pas le plus à plaindre : fils de potier, il est issu d’un milieu favorisé et reçoit une éducation à la hauteur. Mieux, sa beauté innocente entretient le récit de sa mère, qui raconte à qui veut bien l’entendre qu’il est l’enfant d’Apollon. Mais ça ne lui suffit pas.
Il va alors frapper un grand coup : s’attaquer au majestueux temple d’Artémis, considéré comme l’une des sept merveilles du monde. Il n’en restera qu’un tas de cendres… Bientôt arrêté, sans résistance, Érostrate est interrogé par les sages du conseil. Est-il envoyé par une cité rivale, comme Athènes ou Thèbes? Ou est-il l’instrument d’un dieu jaloux ? Lui ne s’en cache pas et le répète, malgré la torture : s’il a brûlé le sanctuaire, c’est pour la gloire et la célébrité. Un mobile pour le moins «saugrenu» qu’il explique en une simple phrase : «Que sont quelques pénibles instants contre des siècles d’immortalité». On va le prendre au mot et le condamner à la pire des sentences : le bûcher et l’oubli.
Exhibitionnisme social
Martin Veyron, 74 ans, Grand Prix du festival d’Angoulême en 2001 et figure d’importance de L’Écho des savanes avec son inoubliable Bernard Lermite, voulait s’intéresser à cette tendance, vaniteuse, pour l’exhibitionnisme social, particulièrement aujourd’hui «où tout le monde veut monter sur la table pour faire le malin», dit-il dans le dossier de presse. I
l n’avait que l’embarras du choix et pourtant, son modèle est ancien, vieux d’une vingtaine de siècles. Ses juges espéraient que son nom soit totalement effacé des mémoires, ce que n’a pas suivi l’historien Théopompe (qui le mentionne dans ses Helléniques). Bien plus tard, Marcel Schwob, Jean-Paul Sartre et Alain Nadaud continueront à dresser le portait de cette étonnante figure qui se «délecte du regard d’autrui».
Que sont quelques pénibles instants contre des siècles d’immortalité
Plutôt que d’écrire une biographie («qui aurait été inventée tant les sources sont rares»), d’imaginer un «ennuyeux» procès en huis clos ou de dresser une comédie «parodique en costumes», Martin Veyron va trouver la bonne formule à travers un récit tout en digressions. «J’aime les conversations qui rebondissent, qui amènent une anecdote, une réflexion», confie-t-il. Ainsi, dans les pas d’Érostrate, c’est toute la Grèce antique qu’il fait revivre. Les dieux et déesses, les petits et grands héros, les aèdes qui les chantent… Ils sont tous là, dans des épisodes plus ou moins connus de la mythologie.
Quelques personnalités s’y distinguent : Platon et son disciple Aristote, la courtisane Phryné, le sculpteur Praxitèle ou le cocasse Diogène, nu dans son amphore, de loin le «personnage préféré» de l’auteur. On y croise aussi Alexandre le Grand, qui, selon la légende, est né le jour où le temple d’Artémis a brûlé.
Dessin hachuré et texte abondant
Grâce aux livres de Robert Flacelière (La Vie quotidienne en Grèce au siècle de Périclès, 1961) et de Geneviève Hoffmann (Naître et devenir grec dans les cités antiques, 2017), Martin Veyron offre une déambulation dans la société grecque du IVe siècle avant Jésus-Christ. On y parle de dieux, de prophéties, de légendes, de la République aussi. Il y a des esclaves, des pirates, des prostituées, des fêtes…
Pour relater cette «joyeuse anarchie», l’auteur propose un dessin hachuré et ne lésine pas sur le texte, abondant, donnant à l’ensemble un aspect «très grouillant». Dans cette folle concentration d’idées et de personnages, Érostrate était pourtant prévenu que «pour ceux qui cèdent à la démesure», ça se finit souvent mal. Et bien que son histoire soit une «véritable tragédie», on en parle encore des siècles plus tard. Oui, sa mémoire est sauve. C’est ce qu’il a ardemment désiré.
Érostrate, de Martin Veyron. Dargaud.