Kate Beaton relate son expérience dans l’industrie pétrolifère de l’Ouest canadien, environnement ultramachiste marqué par une solitude extrême. Un témoignage cathartique pour elle, bouleversant pour les autres.
C’était sa toute première histoire, celle qui l’a marquée dans sa tête et dans sa chair. Mais Kate Beaton n’en a pas parlé tout de suite, le temps sûrement de la digérer et d’éviter, comme elle l’écrit dans la postface, «toute catégorisation simpliste». Depuis, elle est devenue une auteure d’importance outre-Atlantique, ayant remporté tous les prix qui comptent (dont le fameux Eisner), notamment avec Hark! A Vagrant, dans lequel elle écorne avec humour d’illustres figures de la culture mondiale et dépoussière quelques mythes littéraires ou scientifiques. Mais cet Environnement toxique est tout autre, bien plus sombre et bien plus personnel.
Une autobiographie qui, sur plus de 400 pages, fait remonter à la surface ses souvenirs, douloureux mais fondateurs. Un témoignage cru, précis, sans rage ni manichéisme, recommandé par l’ancien président américain Barack Obama, qui l’a placé sur sa liste de livres de 2022. Deux autres voix se joignent à lui pour souligner toute la nécessité de l’ouvrage : Alison Bechdel, papesse de la BD féministe et LGBT du monde anglo-saxon, qui parle d’une œuvre d’«une efficacité dévastatrice». Et Pénélope Bagieu, auteure «culottée» de l’Hexagone, qui conseille : «Plongez dans ce récit incroyablement prenant. Vous n’en ressortirez pas indemne!».
L’histoire
Pour rembourser son prêt étudiant, Kate n’a guère le choix : elle doit quitter sa Nouvelle-Écosse natale pour aller travailler à l’autre bout du Canada, là où l’on extrait le pétrole des sables bitumineux. Souvent isolée, naviguant de site en site, la jeune femme découvre un monde marqué par le harcèlement quotidien et le sexisme de nombreux collègues masculins. Sans se départir de son empathie ni de son humour, soutenue par des allié(e)s de confiance, Kate s’interroge sur la violence de son univers professionnel, qu’il s’agisse des relations humaines ou de l’exploitation forcenée des ressources naturelles.
On s’y jette donc, et l’on découvre une jeune femme âgée de 21 ans, habitant la Nouvelle-Écosse. Histoire de rembourser son prêt étudiant, ce «gouffre insurmontable», Kate Beaton s’en va tenter l’aventure lucrative des sables bitumineux de l’Ouest canadien. Dès son arrivée en 2005, elle semble minuscule devant l’immensité des sites qu’elle arpente, face à la démesure de l’exploitation, des machines mastodontes, des aurores boréales. Pendant deux ans, elle travaille pour différents groupes pétroliers (Syncrude, Opti-Nexen, Shell) dans un monde en vase clos, majoritairement masculin et foncièrement sexiste. «Tes études, on te les a fait payer trop cher», lui dit l’un de ses collègues de Long Lake.
Ici, il y a cinquante fois plus d’hommes que de femmes
«C’est une cage à rats», poursuit-il, minée par l’ennui, l’isolement, la solitude, la drogue, l’alcool et la dépression. Il y a les nuits d’un froid polaire (-40° C), les accidents sur la route 63 (dite «de la mort») et ce rythme de travail éreintant. Une machine à broyer l’humain complètement «à la dérive», comme elle le précise, d’autant plus difficile quand on n’est pas «un mec comme les autres». «Ici, il y a cinquante fois plus d’hommes que de femmes», comptabilise Kate Beaton, ce qui lui vaut, dans cette vie en communauté, d’être la cible de surnoms, d’insultes («poupée», «mignonne», «grognasse»). Elle n’est que la «nouvelle meuf» qu’il faut aller mater, avec son lot d’allusions, de propositions lourdes et de mains baladeuses. Quand ça ne va pas plus loin : elle sera victime de deux viols.
Pourtant, de cet univers aux existences engluées dans les sables canadiens, elle n’en garde aucune colère ou, du moins, ne cherche pas à régler ses comptes. D’ailleurs, elle ne condamne jamais ses agresseurs ni les autres (les personnes qu’elle côtoie, détaillées et dessinées à chaque chapitre, ont vu leur nom modifié). Mieux, elle témoigne de la tendresse pour certain(e)s collègues. Profondément humaine, elle s’interroge sur l’impact nocif de cet environnement sur les hommes, au point de se demander si son père, dans la même situation, n’aurait pas tourné pareil… Et elle ne s’épargne pas non plus, prise en tenaille entre ses besoins d’argent et sa complicité dans les dommages qu’infligent une telle industrie.
Car son livre, avec ses traits faussement naïfs, son bleu-gris dominant et ses touches d’humour, vise bien plus large. Sorti l’année dernière en anglais sous le titre Ducks, il rappelait alors le scandale sanitaire qui a vu des centaines de canards mourir après avoir atterri dans un bassin de résidus toxiques.
Écologie en péril, destruction effrénée de l’environnement, appât aveugle du gain, hausse des maladies et autres injustices (comme le déplacement forcé des autochtones voisins, la destruction de leurs terres, la contamination de leur eau potable…), l’ouvrage de Kate Beaton déconstruit le mythe canadien d’une nature intacte et met en évidence la totale irresponsabilité de l’industrie pétrolière. Un envers du décor qui fait froid dans le dos, même s’il n’est pas unique. Malheureusement.
Environnement toxique, de Kate Beaton. Casterman.