Avançant sur le chemin balisé par Michel Hazanavicius, Mozinor, Plonk & Replonk et même Guy Debord, un duo ne sachant pas dessiner, détourne de vieilles BD américaines des années 40-50 pour mieux interroger notre époque. À la fois drôle et intelligent.
Au rayon détournement, la BD a, jusqu’alors, été relativement épargnée. Certes, il y a toujours Martine, héroïne en culottes courtes et aux couvertures naïves sujettes à de nombreuses réinterprétations. Sans oublier la figure incontournable de Tintin, icône trop lisse et trop pesante du 9e art, elle aussi régulièrement égratignée, quitte à subir des poursuites judiciaires de la famille Hergé… «C’est maigre !», confirme Yann Girard, trentenaire, qui avec son vieux copain Émile Bertier redonnent du souffle à la pratique, en évitant de tomber dans la pâle parodie – qui, avouons-le, ne manque malheureusement pas.
L’idée de jouer aux pirates trublions remonte aux années collège. Comme beaucoup, le duo s’éclate à visionner, en boucle, Le Grand Détournement, film signé Michel Hazanavicius et Dominique Mézerette, sorti en 1993 à l’époque où Canal+ était encore une chaîne pleine d’audace. Une œuvre «mashup» (NDLR : mélange d’images d’archives) devenue culte, s’emparant de vieux films pour mettre John Wayne dans des situations loufoques ou faire dire n’importe quoi à Dustin Hoffman et Robert Redford. L’intelligence (ou la bêtise) du geste va faire des petits, dont Mozinor, et remettre au goût du jour d’anciennes tentatives – dont le remarquable La Dialectique peut-elle casser des briques ? de René Viénet (1973).
Sur papier, la tendance, elle, reste singulière, en dehors de Plonk & Replonk, amuseurs du Jura suisse aux cartes postales hilarantes, et d’autres anciens instigateurs, à l’héritage bien plus difficile à défendre, comme Guy Debord. «On se définit nous-mêmes dans le courant situationniste. C’est classe !», s’amuse Yann Girard. «À l’époque, ils ont produit des détournements assez réussis, mais franchement, Le Manifeste de l’internationale situationniste, c’est illisible !», balance son collègue. Comme Michel Hazanavicius à l’époque, qui s’était largement servi dans un catalogue de quelque 3 000 réalisations laissées libres de droits par la Warner, Émile Bertier découvre sur le net que certaines bandes dessinées, notamment américaines, ne sont plus protégées. Une véritable «mine», même, selon lui. Explications.
Une trilogie en deux tomes
«Avant les années 60, il y a une faille dans le copyright. Il devait régulièrement être renouvelé, ce qui était toutefois rarement le cas. On parle ici de comics produits à la chaîne, sans grande valeur, assez éphémères même.» Personne n’y prête alors garde, sauf le duo grenoblois qui, aujourd’hui, puise allègrement dans plus de «vingt années de production libres de droits», contournant ainsi les habituels problèmes de royalties. Mieux, poursuit-il, «cet ensemble est assez calibré en termes de graphisme, de personnages… On peut facilement les interchanger et s’amuser avec !».
En effet, avec eux, les vignettes de chaque planche sont découpées, réagencées et les bulles intégralement effacées pour laisser place à des dialogues totalement inédits. Les aventures de Tom Corbett et d’Indian Chief prennent alors des orientations résolument différentes : ainsi, dans Paul Lamploix et les quatre Huberts, «trilogie en deux tomes» dont le dernier est sorti fin 2020, on suit un «job manager» et ses ouailles à la recherche d’un poste à pourvoir, alors que le taux de chômage galactique atteint les 99,9%. Le Petit Guide de l’effondrement, lui, s’attaque pêle-mêle aux questions écologiques et à la décroissance avec un faux prophète, un trappeur végane et un survivaliste…
Pour ce dernier, le duo s’est même affirmé trio, puisque désormais, l’artiste belge Gil Blondel (alias Un faux graphiste) participe aux délires, avec ses grandes planches détournées invoquant l’esprit subversif de Hara Kiri. «Il nous faisait marrer et ne semblait ne pas être trop de droite !», lâche tout sourire Yann Girard. Et «il a une grosse communauté qui le suit sur Facebook». Un compagnonnage «intéressé» (et intéressant pour tout le monde), puisque avec eux, on est dans l’autoédition pure et dure, avec une bonne dose de crowdfunding et de débrouille. «C’est hyper plaisant car on a une maîtrise totale du projet, de ce qu’on raconte jusqu’au choix de police, de l’épaisseur du papier…», raconte Émile Bertier qui semble avoir dépassé les pièges administratifs : «Une fois que vous avez en main les deux-trois trucs à maîtriser, ça roule !».
Une indépendance qui leur permet de «prendre leur temps» pour approfondir les thématiques choisies, et de sortir malgré tout deux ouvrages – voire plus – par an. «Bon, c’est vrai aussi que l’on n’a rien à dessiner !», précisent-ils d’une même voix, même s’«il faudrait qu’il y ait plus de personnes qui se lancent là-dedans». En tout cas, pour eux, alors que la question de la précarité des auteurs de BD a agité les débats l’année dernière, cela semble marcher, grâce notamment aux sujets d’actualité dont ils s’emparent, et qui font «le buzz».
Des vieux bourgeois qui organisent des bals…
Écologie, précarité du travail, capitalisme, complotisme, racisme, retour à la nature… La fine équipe interroge l’époque et ses problèmes, tout en se «construisant» sa propre opinion. Comme quoi, on peut faire de l’humour tout en étant sérieux. Yann Girard ironise : «C’est de la propagande douce !». «On tourne tout ça un peu en ridicule, mais on essaye de lancer le débat», dit-il. Cherchant à ne pas «donner de leçon» – «on ne brandit pas une opinion, ni un positionnement politique, mais un point de vue», souligne Émile Bertier – le duo a encore suffisamment de matière pour inonder le marché.
Ainsi, pour 2021, en dehors de l’édition de deux ouvrages d’Un faux graphiste, ils songent à rééditer L’Effondrement, actuellement en rupture, voire à sortir la suite, ainsi qu’une BD en vue de la prochaine présidentielle française… «On a plein de dessins qui s’y prêtent : des vieux bourgeois qui organisent des bals, qui jouent au golf, des mecs qui chassent…», note Yann Girard, avant que son collègue ne bondisse : «On pourrait même créer une fausse maison d’édition, du genre ce « livre a été réalisé par les Jeunes Républicains ».» Oui, on n’a pas fini de se marrer.
Grégory Cimatti