Coincé entre Superman et Wonder Woman, voici Dragman, superhéros d’un genre nouveau, né de l’esprit fertile du Britannique Steven Appleby, lui aussi travesti dans la vraie vie. Un ouvrage qui questionne l’identité plurielle et l’affirmation de soi avec singularité, humour et audace.
Avant même de découvrir les étonnantes aventures de Dragman, louées par la presse anglaise et par la célèbre dessinatrice Posy Simmonds (Gemma Bovery, Tamara Drewe, Cassandra Darke), on tombe d’abord sur une double page racontant le parcours d’un certain August Crimp, aux penchants affirmés pour le travestissement. Le fil de sa vie et ses questionnements identitaires s’étirent alors dans de folles circonvolutions, pour finir par s’emmêler comme une pelote de laine. «Où aller? », et surtout «qui suis-je?», se demande-t-il, perdu entre son statut d’homme et sa fièvre pour la robe cintrée et les talons hauts. Que pourraient en penser sa mère, sa femme, son enfant, la société tout entière aussi ? Voilà le déchirant dilemme auquel est confronté le héros singulier de Steven Appleby, qui signe là son premier thriller XXL, lui qui a l’habitude d’afficher son style singulier et ses histoires folles dans les journaux d’outre-Manche – comme Captain Star (New Musical Express, The Observer), Small Birds Singing (The Times) ou encore Loomus (The Guardian).
Et comme pour appuyer ce coming out graphique, dans une charmante postface, l’auteur, également mari et père, révèle que depuis 2007 il ne quitte plus son maquillage et ses tenues féminines – après, sûrement, le même cheminement existentiel chaotique que son personnage. Ainsi, son double délirant s’appelle Dragman, alias August Crimp, passionné donc par le travestissement depuis son adolescence. On apprend ainsi qu’il a trouvé un bas derrière le canapé familial, qu’il l’a enfilé instinctivement et qu’il a aimé cela. Mieux, quelques instants plus tard, comme porté par sa découverte, sa tête heurte le plafond. Car oui, habillé en homme, il n’est qu’un type ordinaire. Mais dans la peau d’une femme, il peut voler dans le ciel comme un mannequin glamour propulsé par un moteur à réaction !
Univers décalé
Bon, dans le monde où il vit, il pourrait presque passer inaperçu : les superhéros font en effet partie du paysage. Une galerie aux surnoms détonants (Goldfish Boy, Flypaper, Marsupialman, The Philosopher) et aux attributs pour le moins décalés – ainsi Weathergirl voit l’avenir «à peu près aussi précisément que des prévisions météorologiques»… Un univers décalé où les gens souscrivent une assurance spéciale pour pouvoir les payer lorsqu’ils interviennent et sauvent une vie. Surtout que l’hécatombe guette : en effet, parallèlement, un scientifique du nom de Shulman Fripp a reçu le prix Nobel pour avoir découvert l’existence de l’âme. Une partie de la population – la moins aisée – s’en sépare alors pour de l’argent, devenant aride, sans scrupules, cruelle et désespérée… Accompagné de la fidèle Dog Girl, au flair forcément infaillible, le héros en porte-jarretelles lutte alors sur plusieurs fronts : résoudre le mystère qui entoure la puissante (et douteuse) multinationale Black Mist et, surtout, briser les tabous liés à sa propre apparence – et au passage, sauver son mariage.
Sur plus de trois cents pages, à travers une «ligne agile et souple» comme on aime définir son dessin en Angleterre, Steven Appleby dynamite ici les codes avec maestria. Déjà, avec ses superhéros désorientés, il déjoue les habitudes des sauveurs tout en muscles et des femmes fortes en collant, affirmant haut et fort que chacun, même doté de pouvoirs, a le droit d’être humainement complexe. Un effort qui se poursuit à travers sa vision du genre, à savoir qu’une identité n’est pas figée dans le temps, épinglée tel un papillon mort. Avec quelques tacles, aussi, sur le capitalisme et la cupidité, «l’auteur de BD le plus aimé de Grande-Bretagne» concocte une histoire pleine d’humanité, de suspense, de fantaisie (avec ces textes accompagnant le récit) et d’humour «so British». Au bout, une réflexion intelligente sur la morale, le désir et l’identité. Pour le coup, on se demande comment le cinéma hollywoodien va pouvoir s’en emparer…
Grégory Cimatti
Dragman, de Steven Appleby. Denoël Graphic.