Portrait mental de la «middle class» américaine abandonnée à la désillusion, Acting Class, deuxième roman graphique de Nick Drnaso, est une invitation à oublier ses repères.
L’histoire
Fragilisés psychologiquement et socialement, plusieurs personnages s’inscrivent à un atelier de théâtre. Le cours commence par de simples jeux de rôles, mais les exercices pratiqués avec une dévotion croissante deviennent rapidement plus complexes et immersifs, troublant ainsi les limites de la vérité et de la performance. Sous l’emprise de l’énigmatique professeur John Smith, les élèves, comme hypnotisés, sombrent peu à peu dans une réalité parallèle.
Un couple qui essaie de retrouver la flamme des débuts, un homme qui gagne sa vie en posant nu pour des étudiants en arts plastiques, une jeune mère célibataire, une grand-mère préoccupée par la santé mentale de sa petite-fille… Les dix personnages imaginés par Nick Drnaso dans son nouveau roman graphique, Acting Class, sont symptomatiques d’une «middle class» américaine en pleine crise existentielle; leur existence étriquée, qui suit inlassablement le même chemin jour après jour, ressemble plus à une prison qu’à autre chose. Ces parfaits inconnus se rencontrent dans le cours de théâtre qu’ils ont tous choisi de suivre dans l’espoir, tant de briser leur morne routine que de se révéler à eux-mêmes.
Le professeur, aussi affable que mystérieux, répond au nom «qui s’oublie facilement» de John Smith. «Vous êtes ici parce que quelque chose ne va pas dans votre vie, non?», lance-t-il au groupe. Tous les participants vivent dans le même «suburb» blanc de Chicago, comme celui qui a vu naître et vivre Nick Drnaso – ou ceux de ses aînés Daniel Clowes et Chris Ware, influences manifestes de l’auteur de 34 ans. Et tous ont choisi ce cours pour y partir à la recherche de ce qui «ne va pas». En nous donnant un bref aperçu de leur quotidien – le récit s’articule autour de cinq cours –, Drnaso croque le vide de la vie périphérique américaine. Alors, quand le centre communautaire devient un espace de liberté, chacun peut commencer à s’affranchir des règles sociales.
Un grand livre angoissant
Le cours de théâtre peut être vu comme une étude expérimentale à des fins psychanalytiques. Il peut être vu comme beaucoup plus dangereux, aussi, et c’est tout le mérite de ce roman graphique que d’y distiller l’irruption du bizarre pour renforcer la noirceur ambiante. À l’instar de son John Smith, Nick Drnaso invite le lecteur à oublier ses repères – jusque dans la confusion des visages inexpressifs et interchangeables des personnages – et le guide, d’une digression à l’autre, dans un voyage intense au plus profond de la psyché de son échantillon de personnes.
Acting Class est un grand livre angoissant, dans lequel on dérive sans savoir où l’on va; dans les dernières pages, deux personnages sont perdus sur une barque, à la recherche de la terre ferme… L’important, on le sait, c’est le voyage, surtout quand celui-ci, que l’on s’imagine comme un acte libérateur dans sa recherche d’identité, se révèle être l’incubateur de toutes les terreurs, insécurités et déceptions que l’on porte en soi. Que Nick Drnaso affronte avec un regard chirurgical, posant en filigrane la question suivante : et si le cours de théâtre, au lieu de nous encourager à mettre un masque, ne nous permettait-il pas de retirer celui qui s’est depuis si longtemps fondu sur notre visage?
Fermez les yeux et comptez jusqu’à trente. Utilisez ce temps pour faire le vide. Quand vous ouvrirez les yeux, la pièce commencera
En définitive, il s’agit pour Angel, Rayanne, Neil, Thomas et les autres de savoir si, d’une session à l’autre, le cours les a «aidés». Un mystère aux réponses multiples, dont l’auteur garde la progression hors-champ jusqu’à en dévoiler, par fragments, les secrets et solutions. On ne sait pas ce qu’il advient d’Angel, qui a laissé son appartement en plan et ne se présente plus à son travail, mais qui réapparaît tous les mercredis soir au centre communautaire; on dupe le passé trouble de Neil au détour d’une rencontre anodine… Le cours apparaît comme un refuge à l’abri de la vie réelle, et la question est alors de savoir si l’on veut en sortir. Comme Beth, élève brillante, mais dont les crises, le soir, sont de plus en plus fréquentes. Les contradictions émaillent ce livre passionnant, effrayant portrait mental de cette frange de la société américaine abandonnée à la désillusion.
Acting Class, de Nick Drnaso. Presque Lune.