Dans Connexions, Pierre Jeanneau mélange le destin de trentenaires arrivés à une étape charnière de leur vie. Une histoire certes banale, mais abordée avec maestria, avec un sens du découpage et de la mise en scène rare. Vertigineux.
Il n’est pas étonnant de voir aujourd’hui Pierre Jeanneau en lice pour le Fauve d’or (soit le prix du meilleur album de l’année) du prochain festival d’Angoulême, pour peu que l’on connaisse, en amont, son travail de déconstruction autour de la BD. Depuis quelque temps, en effet, l’illustrateur nantais s’amuse à imaginer de nouvelles narrations au sein de Polystyrène, petite maison d’édition qu’il a cofondée et dont les propositions ludiques et expérimentales questionnent la forme même de l’objet livre.
Avec d’autres amis auteurs, aventuriers graphiques appréciant l’écriture sous contrainte, il célèbre ainsi de nouvelles perspectives, à travers des œuvres qui sortent des sentiers battus : de multiples ouvrages accordéons, qui se plient et se déplient au fur et à mesure de la lecture; un autre qui, en délaissant la reliure, offre une infinité de combinaisons à travers une trentaine de pages qui se mélangent à souhait (Heavy Toast); un dernier, encore, qui combinent deux histoires se distinguant uniquement l’une de l’autre grâce à un filtre bleu ou rouge (Polychromie).
Connexions est, à sa manière, le fruit de ces diverses tentatives de sortir la BD de sa case. Cette œuvre était d’ailleurs éditée depuis 2016 chez Polystyrène… sous la forme de fanzines, avant que les éditions Tanibis ne décident de contenir le tout dans un diptyque. Pour ce premier volet, donc, on découvre six chapitres dans lesquels on suit un personnage différent avec, en bruit de fond, du rock. Il y a Javier, qui a du mal à se remettre de sa relation amoureuse avec Faustine, dont l’image hante toujours son appartement; Marc, son ami qui, en couple avec Matthew, se demande s‘il doit devenir cuisinier ou reprendre ses rêves de musique; Assia, jeune femme tatouée devenue disquaire, et encore Judith, bourlingueuse dans l’âme qui revient là «à la maison» après 17 mois d’errance…
Si le fond est commun, la forme, elle détonne !
On se croirait dans les célèbres Chroniques de San Francisco d’Armistead Maupin, avec ces figures qui se croisent, s’aiment, se repoussent, au cœur d’une grande ville qui étouffent (ou appuient, c’est selon) les envies d’émancipation. Ici, chaque décision prise par chacun des personnages a un impact sur la vie des autres. Et chaque tranche de vie fait écho à des thématiques propres à cet âge charnière (la fin de la vie étudiante, l’arrivée dans le monde professionnel, les compromis de la vie en couple, les amis que l’on perd, ceux que l’on garde…) et d’autres plus générales (la rupture, la nostalgie, la fuite, le deuil…). Peurs, lâchetés, amitiés, non-dits emballent ce récit choral et générationnel sur le temps qui passe. Et, avouons-le, ça n’a franchement rien d’original.
Mais si le fond est commun, la forme, elle détonne ! Tout l’intérêt de Connexions tient dans cette audace, qui rapproche Pierre Jeanneau de sommités telles que Chris Ware ou Richard McGuire. Les premières pages, et toutes les autres, en témoignent : l’histoire de Javier commence ainsi dans une pièce en plein centre de la page. En se déplaçant, il fait apparaître peu à peu son environnement en vue axonométrique, à la manière de certains jeux vidéo des années 90. Mieux, l’auteur parsème son histoire labyrinthique de zooms sur des éléments du décor – une photographie, une lettre, un mail… – qui deviennent alors des indices permettant de reconstituer le passé de ce groupe d’amis.
Comme dans un roman de Georges Perec, les lieux et les objets sont partie prenante de la narration : un miroir rappelle l’image d’un amour perdu, un poster du Grand Canyon fait ressortir des souvenirs de vacances… La lecture avançant, ces différents éléments, ces anecdotes se superposent à l’histoire principale sous la forme d’hexagones sortant des cases. Pierre Jeanneau, dans cette exploration de l’espace urbain et de la sphère intime, se donne toutes les libertés : il joue avec le découpage, le visible et l’invisible, le chemin de lecture dans la double page… Avec lui, le petit théâtre de la vie s’anime et bourdonne comme dans une ruche. Et les couleurs apportées par Philippe Ory soulignent, à propos, cette valse des sentiments.
Grégory Cimatti
L’histoire
Ils se nomment Javier, Faustine, Marc, Déborah, Assia, Matthew et Judith. Ils ont la trentaine, des envies, des rêves… Tous sont de jeunes adultes entrant dans une nouvelle période de leur vie : changement professionnel, perte de la figure parentale, naissance d’un enfant, retour de voyage… Ils se croisent, font connaissance, s’aiment, se quittent, s’oublient. Au passage, certains projets se concrétisent, d’autres s’évanouissent. Bref, la vie, tout simplement, ou plutôt les vies, qui ici s’entremêlent toutes subtilement…