À l’occasion du centenaire de la mort de Marcel Proust, Chloé Cruchaudet tisse le portrait de Céleste Albaret, gouvernante, secrétaire et confidente du célèbre écrivain. Dans un magnifique diptyque, elle révèle leur lien et plonge dans les coulisses d’une des plus foisonnantes œuvres littéraires du XXe siècle.
Aujourd’hui encore, tout ce qui touche de près ou de loin à Marcel Proust (1871-1922) est source d’intérêt manifeste. Ainsi, la semaine dernière sortait chez Gallimard Lettres à Horace Finaly, recueil de 20 missives inédites de l’auteur d’À la recherche du temps perdu, dans lesquelles il raconte sa relation avec un hôte encombrant, Henri Rochat, qu’il hébergea un certain temps. À l’occasion du centenaire de la mort de l’écrivain, Chloé Cruchaudet y va également de son hommage, à travers le portait de Céleste Albaret, la servante dévouée de ce génie littéraire.
Des souvenirs que cette bonne à tout faire a longtemps gardés pour elle, malgré les nombreuses sollicitations. On découvre en effet que c’est à l’âge avancé de 82 ans qu’elle a décidé de tout raconter (un livre, Monsieur Proust, sortira en 1973, tandis que les bandes audio sont confiées à la BNF). Grâce à ces multiples sources de documentation, laissées par Marcel Proust et ses proches, l’auteur fait ce qu’elle sait faire de mieux : raconter des destins réels ou fictifs, comme en témoignent ses différents ouvrages (la série Ida, Groenland Manhattan, La Croisade des innocents et Mauvais Genre, qui a croulé sous les récompenses).
En fin d’ouvrage, elle dévoile la dédicace et l’hommage rendu par l’écrivain à sa servante, en 1921, sur un exemplaire réunissant Le Côté de Guermantes II, Sodome et Gomorrhe I. Des mots vibrant d’amour et de respect qui s’entendent difficilement quand on découvre la jeune femme en 1913, maladroite, naïve et, selon ses dires, «ne sachant rien faire et ne s’intéressant à pas grand-chose». C’est par l’intermédiaire de son mari Odilon, qui sert de chauffeur à Proust, que cette native de la Lozère va se retrouver à fréquenter l’aristocratie parisienne et celui qu’elle courtise, un «bel oiseau de nuit» à la santé fragile et aux manières précieuses. Le début d’une étonnante relation qui va durer huit ans, jusqu’à la mort de l’auteur «goncourisé» en 1918.
Ici, monde réel et monde fantomatique s’entremêlent
Dans cet improbable duo, chacun semble dépendre de l’autre. Céleste Albaret apprend et prend de l’assurance au contact de son maître, qui lui confie d’emblée comme mission la livraison de son premier roman (Du côté de chez Swann). Elle va vite devenir indispensable auprès de lui, d’abord domestique, puis gouvernante, secrétaire et enfin confidente. Il faut dire que l’homme, malgré sa quarantaine, n’est pas à l’aise dans un monde qu’il «épingle» pourtant à la perfection. Sa santé délicate le tient isolé dans sa chambre. Il ne quitte d’ailleurs son lit que rarement, écrivant inlassablement à l’ombre des rideaux et dans les nuages de ses fumigations (pour traiter son asthme).
Même si elle lui voue un amour platonique, tout n’est pas si rose pour la jeune femme : elle devient une prisonnière volontaire des caprices et humeurs de l’écrivain-dandy, ne comptant jamais ses heures et le servant nuit et jour (surtout la nuit d’ailleurs). Il faut aussi composer avec son côté fantasque, ses caprices d’enfant gâté, son entourage flatteur… Malgré tout, elle devient «sa Joconde» comme il dit, l’appuyant même dans sa création littéraire (elle invente ainsi les «paperoles», ajouts de bouts de papier pliés en accordéon et collés sur les pages des manuscrits, idéals pour la correction et les ajustements).
Dans le sillage de Céleste Albaret et l’élégante approche de Chloé Cruchaudet, on tombe sur un André Gide mielleux avec Proust après lui avoir refusé son manuscrit pour la NRF (future Gallimard), mais aussi la pétillante Colette. On découvre le Paris de l’époque et l’ambiance lourde de la Première Guerre mondiale. Mieux, grâce à un trait virevoltant et une aquarelle aux tons profonds, l’auteur plonge dans les méandres de l’écriture, et entre deux dialogues, glisse les phrases d’À la recherche du temps perdu, qui s’animent poétiquement sur un dessin gracieux. Ici, monde réel et monde fantomatique s’entremêlent pour nourrir un diptyque qui s’achèvera en 2023. Année où l’on continuera, sûrement, à parler de Marcel Proust.
Céleste (t. 1), de Chloé Cruchaudet. Soleil (Noctambule).
L’histoire
Paris, 1956. Une vieille dame regarde par sa fenêtre la cohorte d’immeubles qui lui fait face, les épaules voûtées par l’ennui et l’esprit vaguement distrait. Soudain, un couple bien apprêté entre dans son salon. Ces antiquaires furètent dans l’intention d’enrichir leur collection d’objets ayant appartenu à d’éminents personnages. Céleste revit alors, à l’aise dans ce rôle de conteuse : oui, elle a connu le grand Marcel Proust! C’était en 1913, elle allait tout juste sur ses 21 ans et rentrait à son service en tant que coursière. Elle allait vite se rendre indispensable auprès du génie fragile…