Avec Le Roi méduse, l’auteur flamand, l’un des plus doués de ces dernières années, livre une fable poétique et sombre sur la relation entre un fils et son père, sur fond de complotisme. Grandiose.
Un livre de Brecht Evens peut d’abord s’apprécier comme une œuvre d’art, que l’on feuillette sans tenir compte de l’histoire. C’est en effet enlevé et sans limite. Chez lui, pas de cases, ni de bulles, on respire à pleins poumons à travers la folle palette qu’il utilise (peinture, feutre, aquarelle, lavis, eau-forte… ).
On retrouve cette même audace dans le choix des découpages, des dialogues et encore des couleurs qui, généreuses, débordent de partout. Une signature peu commune déjà visible dans ses précédents ouvrages, du premier en 2010 (Les Noceurs) jusqu’au dernier, Les Rigoles (2018), récit choral unanimement salué (notamment à Angoulême d’où il est reparti avec le prix spécial du jury).
Son cinquième roman graphique, Le Roi méduse, ne déroge pas à la règle, mais innove quand même : ce sera un diptyque (le second tome est attendu pour l’automne) et sa narration se veut peut-être plus linéaire car principalement axée sur un duo : un père et son fils. Si comme pour tout créateur, une part d’autobiographie s’y exprime, l’œuvre de Brecht Evens s’ancre et s’inspire des anciens tourments psychiques de son auteur – révolus aujourd’hui – qui l’ont amené à la dépression et parfois, à des épisodes de psychose. Plutôt que d’en parler et de l’expliquer doctement, lui préfère se tourner vers le lecteur et lui faire ressentir cette forme d’exaltation et de paranoïa. Des visions et impressions qui animent tout entier sa nouvelle histoire, coincée entre la fable et la réalité, les jeux d’enfants et les délires d’adultes.
Il faut se préparer au pire
Rien d’étonnant, pour éviter toute confusion, qu’il dédie le livre à son père «pleinement présent», contrairement à celui d’Arthur, son jeune personnage. Sa solitude est alarmante, entre sa mère, morte trop tôt, et son paternel, au départ catatonique avant d’entraîner le fils dans sa démence, aux dérives complotistes. Ce dernier voit en effet le monde selon deux catégories distinctes : les «alliés» et les «dirigeants».
Persuadé de détenir la vérité et qu’il faut «se préparer au pire», il transforme alors la maison familiale en bunker-forteresse, se prive d’internet, de télévision et de téléphone, et éduque le garçon à sa manière : survivalisme dans la forêt, exercices physiques et intellectuels, régime alimentaire drastique, maniement des armes… Car face à l’«ennemi» qui est partout, l’entraînement et la méfiance sont vitaux!
Pour Arthur, surnommé «Puer Universalis» («le garçon qui sait tout faire»), les contacts avec l’extérieur se résument à l’école – où ça se passe mal avec ses petits camarades – et aux allers et venues des amis de ce père sans visage (dont un étrange «pirate» à la jambe de bois et une hippie), marginaux persuadés d’appartenir à une organisation secrète qui capte les messages cachés depuis la radio.
À hauteur d’enfant, cette radicalisation prend la forme d’une grande odyssée, portée par un amour indéfectible pour la figure paternelle idéalisée. Mais elle devient cruellement réelle quand le père disparaît et ne donne plus de nouvelles. Livré à lui-même, il va alors devoir appliquer ce qu’il a appris pour, peut-être, le retrouver…
Comme à son habitude, Brecht Evens aime évoquer l’humain dans ce qu’il a de plus extrême et sa capacité à lâcher prise – la méduse du titre s’imposerait donc comme une métaphore des forces tentaculaires de la peur et des croyances (comme aux capacités de dissimulation de l’animal).
Mais plutôt que d’affronter cette vérité crue, il la dilue avec maestria : dans le fond en premier lieu, où l’on se rapproche alors du conte et de l’aventure épique (initiatique aussi), avec son lot de merveilles, d’angoisses et d’effrois (notamment pour tout ce qui a attrait aux mécanismes de l’emprise). Dans la forme ensuite, où cette folie douce se matérialise dans chaque détail et chaque couleur d’une œuvre libre et inventive. Finalement, il y a au moins une vérité qui ressort de tout ça, loin de toute fabulation : cet auteur est bien un cas à part!
L’histoire
Le jeune Arthur grandit en voyant le monde à travers les yeux de son père, c’est-à-dire un monde hostile et violent, menacé par un vaste complot, et où il faut se méfier de tout : l’école, les voisins, les médias, les amis… Claquemurés dans leur maison transformée en QG-bunker, le père et le fils s’entraînent pour le grand combat à venir contre les forces du mal. Quand le père disparaît mystérieusement, le garçon, dix ans, doit se débrouiller seul pour le retrouver…