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[BD] Beauté et misère dans la Roya


Une bande dessinée renversante. (photo Futuropolis)

En 2020, la tempête Alex ravageait la vallée de la Roya, à la frontière franco-italienne. En voulant documenter la reconstruction du site, Alain Bujak et Laurent Bonneau ont livré Le Bruit de l’eau, une œuvre engagée, poétique et visuellement renversante.

Éditeur incontournable dès lors qu’il s’agit d’évoquer les grands noms de la BD documentaire internationale (Joe Sacco, Igort) ou française (Étienne Davodeau, Emmanuel Lepage), Futuropolis a encore frappé. En faisant se rencontrer deux de ses talents, le photographe Alain Bujak et le dessinateur Laurent Bonneau, pour un projet sur la reconstruction de la vallée de la Roya, à la frontière franco-italienne, dévastée par la tempête Alex dans la nuit du 2 au 3 octobre 2020.

Pendant le passage de la tempête, ce sont «650 millions de tonnes d’eau» qui se sont abattues «sur l’ensemble des vallées maralpines», apprend-on, avec un bilan de dix morts, huit disparus et 13 000 sinistrés. Mais aussi plus de 70 kilomètres de routes détruites, tout comme une quarantaine de ponts, plus de 150 bâtiments et tout un cimetière, dont les tombes ont été emportées par le courant jusqu’à Vintimille, en Italie.

La rencontre entre Bujak et Bonneau était finement sentie : d’un côté, le photographe, déjà auteur en 2020 de L’Eau vive (avec Damien Roudeau), sur un combat écologique et alternatif dans la Haute-Loire, ne cache pas sa fascination pour l’eau, source de la vie, et tous les enjeux qui s’y rapportent. De l’autre, un illustrateur doué d’un langage visuel hautement poétique, qui l’a démontré dans tous les genres, du polar au carnet de voyage.

Pour cette BD, on les a envoyés dans les Alpes-Maritimes documenter les dégâts, la vie des habitants et la reconstruction des sites et infrastructures. Leur approche, pourtant, se veut nouvelle – à «documentaire», ils préfèrent d’ailleurs l’idée de «bande dessinée du réel». Les brèves scènes de dialogue entre les deux auteurs, qui ponctuent le récit, mettent à nu les associations d’idées ou les pensées qui font de leur superbe ouvrage ce qu’il est en définitive : une œuvre protéiforme pour un témoignage urgent et sensible.

Articulé autour de nombreux témoignages d’habitants et d’autres intervenants, Le Bruit de l’eau propose une balade le long de la vallée de la Roya, sa nature cabossée par les millénaires et les effets du changement climatique, mais toujours splendide, et ses villages défigurés, peut-être à jamais, après que la tempête les a temporairement coupés du reste du monde. De chaque discussion, de chaque rencontre naît une alerte, une résignation, une lueur d’espoir… On ne parle plus de catastrophe naturelle mais de «bombe climatique», on écoute les aînés des villages raconter la lente transformation du paysage, se souvenir des mises en garde vieilles de plusieurs décennies, et que déjà personne n’écoutait.

L’entraide, c’est ce qui nous a sauvés

Évidemment engagée, la BD fait entendre, à travers cette mosaïque de voix, celle de la nature. Les locaux, modèles de solidarité humaine, la connaissent depuis toujours, ont vu malgré eux l’humain tenter de la dompter, puis en ont subi les conséquences, jusqu’à l’absurde. Comme pour cette «pause présidentielle», soit l’arrêt forcé des hélicoptères de ravitaillement, organisés par les habitants de la vallée pour venir en aide aux personnes restées piégées par les éboulements, lors de la visite sur place d’Emmanuel Macron…

Dans son dessin d’une beauté transcendante, Laurent Bonneau aussi défigure la nature, de façon poétique. Que ce soit avec un crayon, des feutres ou de la peinture. L’eau du fleuve est tantôt d’un jaune doré profond, comme du magma qui anéantit tout sur son chemin, tantôt elle coule en un maigre filet rouge sang, comme pratiquement vidée de toute vie.

L’illustrateur avoue, dans les cases du livre, s’être pris de passion pour les paysages de la Roya; toujours dans l’idée de dévoiler le cheminement créatif à l’intérieur du récit, les dessins sur papier laissent place à de somptueux tableaux (réalisés in situ), tantôt abstraits, tantôt empreints d’impressionnisme, voire de l’art rupestre que les auteurs ont souvent rencontré sur les murs de la vallée. Plus réalistes, dans de simples superpositions de traits au feutre ou remplis à l’aquarelle, sont les parties documentaires.

Et puis, il y a les photos d’Alain Bujak, qui se concentrent elles aussi sur les dégâts de la nature plutôt que sur les visages qui les racontent. Les dommages capturés et la réalité parfois glaçante des images vont jusqu’à se confondre avec les illustrations du coauteur.

L’impressionnante entreprise artistique d’Alain Bujak et Laurent Bonneau, déployée sur quelque 130 pages, pourrait se résumer à une observation si profonde, pratiquement organique de la nature, qu’elle fait plus que jamais appel à l’art, via le talent immense du dessinateur, pour contribuer à une lutte dans laquelle beaucoup devraient se sentir concernés. Et dont certains, font-ils savoir, ont les réponses, à commencer par le «changement de comportement des sociétés humaines». Pour que l’art devienne actif, il suffit de les écouter.

Le Bruit de l’eau, d’Alain Bujak et Laurent Bonneau. Éditions Futuropolis.

L’histoire

Dans la nuit du 2 au 3 octobre 2020, la tempête Alex dévastait la vallée de la Roya, dans les Alpes-Maritimes. Ce livre donne la parole à celles et ceux qui l’ont subie, fait le bilan et suit la reconstruction. L’un est photographe et auteur. L’autre dessinateur, peintre et vidéaste. Ils ont en commun l’envie d’aller sur place pour raconter leurs histoires. Alain Bujak s’est tourné vers la bande dessinée de reportage. Laurent Bonneau alterne bande dessinée et carnet de voyage… Ensemble, ils signent un livre documentaire qui n’exclut pas le pas de côté, la poésie, pour faire ressentir le temps des hommes d’un côté et le temps de la nature de l’autre.