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[BD] Au-dedans : et si on se disait tout ?


Will McPhail, connu pour ses illustrations dans le New Yorker, signe un premier roman graphique magistral, vibrant et poétique, où il est question de sortir de la solitude pour se reconnecter au monde.

Quand on se rend sur le site de Will McPhail, on tombe vite sur une illustration qu’il a réalisée pour le magazine Esquire, intitulée «Private Selves, Public Lies». En haut de l’image, à l’abri des regards entre les murs de leurs appartements, des personnages montrent un visage peu reluisant : une mère hurle sur son enfant, un couple s’engueule, une policière fume de la marijuana, un catholique mate un film pornographique, un homme barbu et bedonnant s’enfile une pizza sur son lit… En bas, dedans et au-dehors d’un café, tous retrouvent une image et un statut plus conformes à ceux qu’attend la société.

Les sourires dominent et les névroses sont rangées au placard. Une dualité qui interroge le dessinateur et qui fait son succès sur Instagram comme dans le prestigieux New Yorker, où ses publications questionnent le comportement humain avec malice et finesse. Au centre, ce même examen : que veut-on montrer ou dire, et que veut-on dissimuler ?

Ce natif de Lancashire (nord-ouest de l’Angleterre), désormais installé en Écosse, le reconnaît : les Britanniques ne sont pas réputés pour leur ouverture à l’autre, réserve qui, selon lui, s’est amplifiée avec la crise sanitaire. Un épisode d’ailleurs loin d’être localisé, qui a touché toute une génération. Ajoutez à cela l’inquiétude face à un monde fragile, la prédominance de la technologie et des réseaux sociaux, aux flux incessants, sans oublier la culture de l’ego privilégiée au détriment des valeurs collectives, et l’on comprend le désarroi de Will McPhail devant la difficulté que connaissent les gens à trouver les «mots qui comptent» et à se montrer sincères. Il ne s’épargne pas et se met ainsi en scène dans son premier roman graphique, sorti en version originale en 2021. Présent lors du dernier festival d’Angoulême, il expliquait être fasciné par la mécanique des conversations et cette capacité que l’on a à privilégier le «small talk» (des discussions légères) à des sujets plus sérieux.

Pourquoi jouer et faire semblant?

Pourquoi combler le vide avec un blabla futile plutôt que de se livrer, se montrer vulnérable et de dire ce que l’on a vraiment sur le cœur? Ou, comme il le dit, «pourquoi jouer et faire semblant?». Son avatar, Nick Moss, personnage central d’Au-dedans (In en VO) aimerait lui aussi de «vraies connexions». Mais il s’en sent incapable, manquant «d’intelligence émotionnelle».

La trentaine, illustrateur comme son créateur, il vivote de ses dessins et, comme beaucoup d’autres de ses contemporains, se donne un genre. Trimballant son spleen et son carnet au cœur d’une grande ville gentrifiée (sûrement New York), où l’on boit des cafés latte dans des bars connectés aux noms savoureux (genre «Angoisses existentielles et cocktails»), il se donne des airs d’artiste tourmenté. Et à ceux et celles qu’il rencontre, toujours le même «étrange et pathétique ballet» des relations sociales. Tout en surface, rien en profondeur.

Jusqu’au jour où, victime d’un dégât des eaux, il décide de briser  la glace… avec un plombier! Dire la vérité, toute la vérité ? Oui, car cette parole authentique va lui ouvrir de nouvelles perspectives et libérer tout un flot d’émotions. Impossible dès lors de faire marche arrière et de continuer à faire «comme si de rien n’était». Nick va quitter sa position d’observateur pour découvrir les sentiments qui animent sa sœur Anne, sa voisine Sarah, sa mère Hannah et sa récente «sex friend» Wren, oncologue qui se réfugie derrière les blagues dès qu’elle le peut. Un saut vertigineux ou plutôt un véritable éveil au monde qui arrive alors qu’une tragédie familiale est sur le point de lui tomber dessus…

Avec Au-dedans, Will McPhail confirme tout son talent. Dans la forme, son dessin, la plupart du temps exécuté dans un noir et blanc à peine rehaussé de gris, explose au gré des émois de Nick pour être propulsé dans un univers chatoyant fait de montagnes, de couchers de soleil et d’autres bêtes étranges, offrant alors un contrepoint à son trait d’une élégance rare.

Dans le fond, l’illustrateur sait aussi y faire, alternant humour et tristesse, ombres et lumières. Ses planches les plus émouvantes sont d’ailleurs le plus souvent silencieuses, affirmant en creux que dans la terrible jungle des interactions sociales, il vaut mieux se taire et simplement écouter. Sur plus de 270 pages, cette tranche de vie, plus que de parler d’un mal-être générationnel, s’attarde surtout sur le fossé qui sépare les gens les uns des autres, dans des sociétés où flotte le spectre de l’isolement. Pour s’en défaire, parfois, un peu de courage et un petit pas en avant suffisent.

L’histoire

Nick est un jeune citadin, illustrateur, dont la vie oscille entre ses projets personnels et un travail alimentaire au sein d’une agence de publicité. Il prend la pose dans des bars à bière artisanale, conscient que quelque chose manque à sa vie et que ce quelque chose, ce sont les autres et leurs mondes intimes. Qu’il s’agisse du gérant de bar au coin de sa rue, des membres de sa famille ou de Wren, une médecin dont le chemin croisera douloureusement le sien, Nick ne peut s’empêcher de penser qu’il existe un monde caché d’interactions humaines hors de sa portée.