Accueil | Culture | [Bande Dessinée] «Antipodes» : jungle fever

[Bande Dessinée] «Antipodes» : jungle fever


(photo DR)

David B. et Éric Lambé, «duo de prestige», reprennent l’histoire de la colonisation ratée de la France au Brésil au XVIe siècle pour tisser un conte philosophique sur la cruauté des hommes et la nécessité de l’acceptation de l’autre.

Il y a quelques mois à peine, Jeremy Perrodeau, avec Le Visage de Pavil (Éditions 2024), imaginait l’histoire fictive d’un explorateur qui, après s’être écrasé en aéroplane, découvrait malgré lui les rites et les coutumes d’un peuple perdu sur une île aux confins du monde. Au bout, une étonnante réflexion sur le rapport à l’autre, l’étranger, celui sur qui les fantasmes et les incompréhensions pèsent. D’une certaine façon, David B. et Éric Lambé lui emboîtent ici le pas, sauf que leur point de départ est, lui, bien réel : la colonisation «ratée et méconnue», précise le scénariste, de la France au Brésil.

On est en 1557 dans la baie de Rio de Janeiro, au cœur de laquelle le gouverneur Villegagnon règne par la terreur depuis le fort Coligny, et ce, au nom de son roi. En face de lui, différentes tribus autochtones à «éduquer», dont celle des Tupinambas. Un petit «bout du monde» qui s’est vite imposé comme un point de départ parfait, précise David B., pour créer un «conte philosophique d’aventures», selon une formule qu’il définit de la sorte : «Partir de l’Histoire et y insérer une dose d’humour».

L’auteur de L’Ascension du Haut Mal (et aussi l’un des fondateurs de la célèbre maison d’édition L’Association) applique sa théorie dès la couverture avec cet étrange chanteur, dessiné par le trop rare Éric Lambé (Fauve d’or du meilleur album à Angoulême en 2017 pour Paysage après la bataille). Un olibrius français à chapeau qui porte le nom de Nicolas, au départ censé apprendre la langue des Tupinambas et servir ensuite d’interprète pour le compte du gouverneur. Arrêté, emprisonné, puis épargné en raison de son don pour la chanson, il va alors s’intégrer à la population locale.

Un héros qui, tout nu et marié à la jeune Pépin, permet aux deux auteurs de faire un pas de côté et d’éviter qu’on «découvre les Indiens, comme c’est souvent le cas, à travers le regard du colonisateur». Ce personnage, sorte de «clochard de la jungle dépourvu de préjugés», offre un regard décalé, candide même, sur ce peuple que l’on imagine marchant et pensant de travers, au prétexte qu’il vit «de l’autre côté de la Terre». Bien sûr, il n’accepte pas tous les discours et toutes les pratiques (notamment le cannibalisme), mais reçoit le reste avec une grande bienveillance. Parallèlement, il va également casser les clichés que les Indiens ont sur les Blancs.

«Plus occidental, mais pas tout à fait indien» non plus, il va donc devenir un observateur privilégié, souvent pris entre plusieurs feux : la guerre entre catholiques et protestants face à l’altérité religieuse, la magie des esprits contre les lois des Évangiles, les démons de la jungle et ceux de l’Église, la violence des clans ennemis et celle des colons (Français, Néerlandais, Portugais). Car sous ses aspects farceurs et poétiques, Antipodes parle aussi de deux univers qui, même séparés par un «abîme» d’incompréhension et de méfiance, partagent un goût pour la violence (physique et morale). Car, comme le souligne justement David B., «nous sommes toujours le sauvage d’un autre».

Voilà, au final, une jolie fable, surprenante à plus d’un titre, que livre un «duo de prestige», selon Casterman. Une aventure sur la nature des hommes bien ficelée par David B., qui mélange drôlerie, sérieux et cruauté, comme lors de cette scène où les Tupinambas considèrent une autre tribu comme barbare, car elle mange comme eux de la chair humaine… mais sans la faire cuire! Sur des dialogues légers portés par des chansonnettes ou d’autres plus profonds à des fins philosophiques, Éric Lambé, avec le même sens de la réserve, sert un dessin centré sur les corps qu’il aime à agiter comme des marionnettes un brin cartoonesques. Derrière la fantaisie, toutefois, un message connu mais régulièrement oublié : c’est l’ignorance de l’autre qui génère les peurs. À cela, préférons cultiver les différences.

Antipodes, de David B. et Éric Lambé. Casterman.

Nous sommes toujours le sauvage d’un autre

L’histoire

Au milieu du XVIe siècle, l’aventurier français Villegagnon installe une colonie sur un îlot proche du Brésil. Afin de communiquer avec les Tupinambas, il charge Nicolas, un jeune catholique français, d’apprendre leur langue et de servir d’intermédiaire. Échappant de justesse au cannibalisme grâce à ses talents de chanteur, il s’intègre peu à peu à la tribu, vit nu, épouse une Indienne et mange même du Portugais! Il tente surtout de comprendre les coutumes et croyances de ses nouveaux compagnons…