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[BD] Alison Bechdel, à fond la forme !


Dans le monde anglo-saxon, on la considère comme la papesse de la BD féministe et LGBT. Alison Bechdel, après avoir exploré les figures de son père et de sa mère, part à la recherche d’elle-même. Avec le sport comme remède cathartique.

La dessinatrice américaine Alison Bechdel, qui a fait sensation avec son premier ouvrage, Fun Home ou l’histoire de son père homosexuel refoulé, fait encore plus fort avec son nouveau livre, Le Secret de la force surhumaine remarqué par un prestigieux jury littéraire en France. Parmi les douze titres qui concourront au prix Médicis du roman étranger, figure en effet le roman graphique de cette autrice culte. C’est inédit, et une forme de consécration pour la BD toute entière.

Après vingt ans passés à développer une œuvre lucide sur sa famille et sur la communauté lesbienne, Alison Bechdel est devenue une star mondiale du 9e art. Le Secret de la force surhumaine aborde avec humour sa relation particulière avec le sport, obsession qui l’a poursuivie au tout au long de sa vie. «Je me sens contrainte, ça m’oblige à m’exercer contre quelque chose», explique-t-elle lors de son passage à Paris.

«Ça doit venir de mon côté masochiste!», dit-elle en riant. «Mais ça me plaît. C’est ma manière de me reposer», ajoute-t-elle. Cela faisait neuf ans que Bechdel n’avait pas mis les pieds en France. Pourtant, sa popularité n’a jamais cessé d’y croître. Près de 600 personnes se sont rassemblées début septembre dans un cinéma parisien pour la présentation de son nouveau titre.

Alison Bechdel travaille lentement à partir d’un script. «J’aimerais que ça soit plus équilibré entre le texte et le dessin. Mais les mots viennent en premier. Et une fois que je les ai écrits, le dessin arrive», explique-t-elle. Il lui a fallu huit ans pour terminer Le Secret de la force surhumaine, son premier ouvrage entièrement en couleur. «J’ai passé beaucoup de temps à simplement écrire et à être très occupée dans ma vie. Ma mère est morte, Fun Home a été adapté en comédie musicale à Broadway…».

Le sport, ça doit venir de mon côté masochiste!

L’autodérision dans ce volume sur l’exercice physique est une excuse pour jeter un regard en arrière, sur sa vie, ses amours et ses démons familiaux. «Je suis née dans une maison extrêmement décorée et nous devions faire très attention aux objets autour de nous. Je ne pouvais pas arranger ma chambre comme je le voulais. C’était mon père qui l’avait disposée comme un musée», raconte-t-elle.

Ce père, Bruce, était professeur et gérait les pompes funèbres dans son village de Pennsylvanie (États-Unis), un héritage familial. Il s’est marié et a eu trois enfants, tout en maintenant en parallèle des liaisons secrètes avec d’autres hommes, jusqu’à être menacé de prison après avoir approché un mineur. Quand sa femme demande le divorce, il meurt dans un accident qui, pour sa fille, a tout l’air d’un suicide.

«Tel que je le vois aujourd’hui, c’est quelqu’un qui est né au mauvais moment», explique Alison Bechdel.  Une des manières de se rebeller contre cette ambiance familiale a été de faire du sport de manière obsessionnelle : course à pied, alpinisme, yoga, cyclisme… Là où son père n’a pas eu le courage de faire son coming-out, elle a mis sa plume et sa popularité au service de la communauté LGBT et de la cause féminine.

Elle a créé par exemple le test de Bechdel, une forme simple pour évaluer si un film est féministe. «Quand j’étais jeune et que je débutais, c’était important pour moi d’être considérée comme une dessinatrice lesbienne. Aujourd’hui, à mesure que je vieillis, je me rends compte que ça me limite. C’est un piège! J’aimerais être reconnue comme simple dessinatrice de BD», lance-t-elle avec le sourire.

Dans le sport, le débat autour de l’orientation sexuelle et des personnes transgenres a pris une tournure polémique. Certains adolescents qui se déclarent transgenres peuvent concourir avec des filles de leur âge. Cette ouverture a été très critiquée, pas seulement par les sportives touchées, mais aussi par certaines féministes. «Je ne sais pas quoi en penser. Je suis partagée», reconnaît l’autrice. «On devrait avoir le droit d’exprimer son genre de la manière que l’on veut. Mais d’un autre côté, il semble qu’il y ait des inégalités».

Le Secret de la force surhumaine,
d’Alison Bechdel. Denoël Graphic.

À la recherche de l'équilibre perdu

Elle court, glisse, grimpe, se bat, nage, pédale, et ce, sans jamais s’arrêter de dérouler son argumentaire. Après Fun Home (où elle évoquait les rapports tourmentés avec son père, Bruce) puis C’est toi ma maman? (sur sa mère Helen), Alison Bechdel, logiquement, s’occupe de son propre cas, histoire d’achever ses mémoires et le triptyque qui l’a rendu célèbre. Cette quête s’intéresse surtout à une obsession : sa passion pour les sports violents, ineptes ou encore dangereux qui la pousse depuis l’enfance vers les derniers modèles de baskets ou vers les tatamis.

La dessinatrice américaine questionne, le short ajusté et les muscles tendus, les raisons de son besoin d’exercice physique, qui s’apparente chez elle à une vraie drogue, à une quête éperdue d’un lâcher-prise qui se fait rare. Tout y passe : cyclisme, ski, course à pied, arts martiaux, fitness, yoga, randonnée… Il n’y a aucune limite pour trouver la paix intérieure! Mais plus Alison sculpte son corps, plus sa psyché semble lui faire obstacle. Et si elle se sent «forte comme un bœuf», la vie au grand air et les abdominaux en plaquette de chocolat ne lui sont pas d’un grand secours quand la tête ne tourne pas rond.

Un esprit sain dans un corps sain

Entre une tendance pour la bouteille, des crises d’angoisse qui se répètent comme les séances de thérapie chez le psychologue et les insomnies, elle trouve toutefois du répit dans l’étude des poètes britanniques Samuel Taylor Coleridge et William Wordsworth ou des écrivains Jack Kerouac et Margaret Fuller. Des références qui l’amènent à parler de féminisme, d’égo, d’écologie, de l’acte créatif, du sentiment de transcendance… De quoi, après plus de 200 pages, remettre en question l’adage «un esprit sain dans un corps sain».

Au croisement de l’autobiographie et de l’essai, Alison Bechdel livre une nouvelle fois une création de grande qualité – avec l’aquarelle et la couleur, absentes des deux premiers tomes, qui s’invitent dans son dessin. Comme dans toute son œuvre, Le Secret de la force surhumaine (titre tiré d’un prospectus aux promesse alléchantes qu’elle a vu étant jeune) mélange humour, culture, introspection et profondeur de vue. Un livre qui se reçoit comme le col d’une montagne à gravir : c’est parfois éprouvant, mais une fois au sommet, la vue est belle, et surtout dégagée.