José-Louis Bocquet et Catel Muller ont fait des grands destins féminins une spécialité. Après Kiki de Montparnasse, Olympe de Gouges et Joséphine Baker, le tandem réhabilite Alice Guy (1873-1968), la femme aux mille films et pionnière du cinéma.
Ils les appellent les «clandestines», terme défendu par José-Louis Bocquet et Catel Muller pour parler de ces destins de femmes «partiellement retenus ou complètement oubliés» par l’Histoire. Une mise en lumière nécessaire qui, bien avant l’emballement du mouvement #MeToo, a débuté avec des ouvrages sur Kiki de Montparnasse (2007), Olympe de Gouges (2012) et Joséphine Baker (2016). Si depuis, les propositions sur le sujet affluent (à l’instar de Pénélope Bagieu et ses Culottées), le tandem garde la recette et sert une nouvelle biographie illustrée, généreuse et documentée : celle d’Alice Guy (1873-1968).
Avant 2001 et un discours de Martin Scorsese, saluant «une réalisatrice exceptionnelle», peu de gens avaient déjà entendu parler de cette pionnière du cinéma qui, outre mille films à mettre à son crédit, a accompagné le 7e art de ses balbutiements à son développement industriel. Certes, elle a reçu la Légion d’honneur, et ses mémoires sont sortis en 1976, mais son nom restera dans l’ombre durant de longues décennies, effacé des mémoires comme son catalogue, en partie perdu ou détourné. Sa vie et son œuvre s’étendent pourtant comme un roman, comme le raconte, en détails et de manière didactique, le duo d’auteurs.
Une enfance, partagée entre le Chili et la Suisse à la fin du XIXe siècle, dévoile déjà un tempérament de feu et une appétence pour les arts de la scène. Ce qui fera dire à son père : «Ma fille, actrice ? Je préfèrerais te voir morte !» De fil en aiguille, dynamique et bosseuse, elle se retrouve en France comme secrétaire de Léon Gaumont, monte vite les échelons et s’impose comme réalisatrice dans l’effervescence de la création spontanée. Femme mariée et femme d’affaires reconnue aux États-Unis, où elle crée son propre studio de cinéma (la Solax Company), elle réalise et produit des centaines d’œuvres jusqu’aux années 20, à l’aube de l’industrialisation du cinéma. Elle meurt à l’âge de 95 ans, sans qu’elle ait retrouvé ses films, et en ayant tout oublié de son passé…
Une audace de tous les instants
Le livre de José-Louis Bocquet et Catel Muller est intéressant à plus d’un point, notamment parce qu’il mélange la petite et la grande Histoire. Il y a déjà ce personnage à part, libre, fonceur, qui n’hésite pas à jouer des coudes – et non de son charme – dans un monde composé exclusivement d’hommes (à moustaches). Alice Guy n’est pas vraiment militante, sauf peut-être quand elle lutte, derrière sa caméra, contre le racisme et l’exploitation des enfants, ou soutient le contrôle des naissances. Ainsi, bien avant tout le monde, elle met en scène des personnes de couleur (A Fool and His Money, 1912) et s’amuse à inverser les rapports de force entre hommes et femmes (Les Résultats du féminisme, 1906).
Oui, c’est avant tout quelqu’un de lucide, comme elle l’énonce dans les premières pages : «Ma jeunesse, mon inexpérience, mon sexe, tout conspire contre moi, je sais.» Ce qui ne l’empêche pas, par ses idées, son répondant et son ardeur à la tâche, de bousculer les lignes de front, de s’imposer pour mieux s’affranchir. Au contact des pionniers de l’époque (on croise les frères Lumière, Gustave Eiffel, Georges Méliès, Charlie Chaplin, Buster Keaton…), elle va ainsi faire preuve d’une audace de tous les instants, inventant notamment le «making-off» (La Phonoscène, 1905), comme le péplum et le film à épisodes (La Vie du Christ, 1906).
Dans son sillage, on suit aussi la naissance du cinéma qui, à ses débuts, est d’abord un phénomène scientifique, puis technique et artistique, avant de (vite) devenir un enjeu industriel et économique. On découvre de drôles de machines : le phonoscope, le bioscope, le kinetoscope, tous ancêtres du cinématographe, alors considéré comme n’ayant «aucun avenir commercial», selon les frères Lumières… Puis arrivent le succès de l’Exposition universelle de 1900, à Paris; les projections publiques dans les foires; les films qui ne cherchent plus à coller à l’actualité mais «à faire rêver»; le public qu’il faut contenter; les comédien(ne)s qui deviennent des stars… D’Alice Guy, on retiendra, comme une belle synthèse, ce panneau dominant l’entrée des studios de la Solax Company : «Be Natural », réclame-t-elle de ses acteurs. Être et ne pas avoir l’air. Un principe qu’elle s’est appliquée à elle-même, toute sa vie durant.
Grégory Cimatti
Alice Guy, de José-Louis Bocquet & Catel Muller. Casterman.
«Be Natural», réclame-t-elle de ses acteurs. Un principe qu’elle s’est appliquée à elle-même
L’histoire
En 1895, à Lyon, les frères Lumière inventent le cinématographe. Moins d’un an plus tard, à Paris, Alice Guy, 23 ans, filme La Fée aux choux pour Léon Gaumont. Première réalisatrice de l’histoire du cinéma, elle dirigera plus de 300 films en France. En 1907, elle part conquérir l’Amérique. Première femme à créer sa propre maison de production, elle construit un studio dans le New Jersey et fait fortune. Mais un mariage malheureux lui fait tout perdre. Femme libre et indépendante, témoin de la naissance du monde moderne, elle aura côtoyé les pionniers de l’époque : Gustave Eiffel, Louis et Auguste Lumière, Georges Méliès, Charlie Chaplin, Buster Keaton…