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[BD] «À la ligne» : retour à l’usine


(photo Sarbacane)

Julien Martinière adapte le roman de Joseph Ponthus, À la ligne, témoignage cathartique du quotidien d’un ouvrier intérimaire dans une conserverie de poissons et un abattoir. Un hommage réussi à une œuvre qui continue d’inspirer.

C’est un roman qui a marqué l’année 2019 et ceux qui l’ont lu. Un livre rare, d’abord pour sa forme faite de vers libres, sans aucune ponctuation et dans une syntaxe virevoltante. Ensuite pour son histoire : celle de Joseph Ponthus, un trentenaire lettré qui file en Bretagne pour suivre sa femme et qui, pour gagner sa vie, accepte de travailler en tant qu’intérimaire dans une conserverie de poissons, puis dans un abattoir. Tout ce qu’il va voir et ressentir, il va le consigner sur Facebook.

Comme ça, juste pour tenir le coup. Une fois relié, ce témoignage, à la fois cru et poétique, calé sur le rythme des machines, va laisser bouche bée les critiques, gagner de nombreux prix et collectionner les louanges, comme lors de l’émission La Grande Librairie qui se réjouit d’assister à «la naissance d’un grand écrivain». Au bout, 175 000 exemplaires vendus.

Sa trajectoire sera malheureusement éphémère : Joseph Ponthus meurt deux ans plus tard d’un cancer foudroyant. Il avait 42 ans. Un coup du sort qui laisse des traces et des envies d’hommages. Michel Cloup et Pascal Bouaziz n’ont toutefois pas attendu sa disparition pour mettre ses mots en musique, d’abord en tournée, puis sur un disque tout aussi singulier, à la croisée du rock atmosphérique, de la lecture et de la chanson (À la ligne, 2020).

Suivra deux ans plus tard la compagnie Caliband Théâtre à travers une adaptation fidèle de cet unique roman. Dernier porte-voix de cette déshumanisation à la chaîne, Julien Martinière donne à son tour son point de vue, lui qui, jusque-là, s’était fait un nom en littérature jeunesse (notamment avec Le tracas de Blaise). Un premier pas en BD qu’il dédie à Joseph Ponthus et à «tous les invisibles».

Du livre original, il va en garder la cadence d’usine. Un peu plus de 200 pages qui se lisent d’un trait, coupées par des chapitres très courts qui filent. C’est une citation de Guillaume Apollinaire qui pose le décor : «C’est fantastique tout ce qu’on peut supporter.» C’est vrai, Joseph, désormais personnage, va en faire des sacrifices car «il faut bien bosser».

Il va même les retranscrire, écrire comme il travaille, «à la chaîne, à la ligne». Avec lui, on découvre les odeurs, le pointage, les douleurs, l’ennui et l’abrutissement à la tâche. Mais également les rituels qui soulagent (la pause café-clope), la solidarité des travailleurs, et ces chansons qu’ils fredonnent pour oublier leurs gestes mécaniques. «L’usine bouleverse mon corps, mes certitudes. Ce que je croyais savoir du travail et du repos. De la fatigue. De la joie. De l’humanité», peut-on lire.

À cela s’ajoutent des réflexions plus générales sur le capitalisme, la précarité, les syndicats, la productivité… Le tout rehaussé de petites touches de littérature (Zola, Dumas, Aragon, de La Bruyère) et de musique (Trenet, Lavilliers, Dutronc). Oui, l’usine l’a eu, comme le reconnaît Joseph, et Julien Martinière essaie de coller au plus près de l’idée : fixer les détails des lieux et des mouvements au travail de son trait au crayon, noir fin, minutieux.

Mais aussi ces nuits sans sommeil, ces balades au bord de la mer avec le chien Pok Pok, la présence chaleureuse d’un amour… Sans oublier les libertés graphiques qu’il s’octroie, que l’on évoque le découpage ou ses envolées métaphoriques, transformant l’usine en scène de guerre ou en enfer plein de carcasses, de sang, de gras et de merde. Si la forme du texte initial n’existe plus, ça n’enlève en rien la qualité de l’appropriation, fraternelle et, comme son modèle, «d’une paradoxale beauté».

À la ligne, de Julien Martinière. Sarbacane.

C’est fantastique tout ce qu’on peut supporter

L’histoire

C’est l’histoire d’un ouvrier intérimaire qui est embauché dans les conserveries de poissons et les abattoirs bretons. Jour après jour, il inventorie avec une infinie précision les gestes du travail à la ligne, le bruit, la fatigue, les rêves confisqués dans la répétition de rituels épuisants, la souffrance du corps. Ce qui le sauve, c’est qu’il a eu une autre vie. Il connaît les auteurs latins, il a vibré avec Dumas, il sait les poèmes d’Apollinaire et les chansons de Trenet. C’est sa victoire provisoire contre tout ce qui fait mal, tout ce qui aliène. Et, en allant à la ligne, on trouvera dans les blancs du texte la femme aimée, le bonheur dominical, le chien Pok Pok, l’odeur de la mer.