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[Bande dessinée] «Watership Down» : le (bon) coup du lapin


Fidèle à l’original, James Sturm répond au challenge en quatre parties, à travers une narration aiguisée au couteau et des dialogues finement découpés (Photo : monsieur toussaint louverture)

Best-seller apprécié depuis un demi-siècle, Watership Down se décline en roman graphique. Sous une palette naturaliste, cette histoire de petites bêtes à poil confrontées à la survie et à l’exil ne perd rien de sa pertinence.

L’histoire

C’est dans les fourrés de collines verdoyantes et idylliques que se terrent parfois les plus terrifiantes menaces. C’est là aussi que va se dérouler une odyssée de courage, de loyauté et de survie. Menés par le valeureux Hazel et le surprenant Fyveer, une poignée de braves lapins choisit de fuir l’inéluctable destruction de leur foyer. Prémonitions, malices et légendes vont guider ces héros face aux mille ennemis qui les guettent, et leur permettront peut-être de franchir les épreuves qui les séparent de leur terre promise, Watership Down. Mais l’aventure s’arrêtera-t-elle vraiment là?

C’est une belle histoire dont la littérature peut parfois accoucher. Celle d’un simple fonctionnaire qui, dans les années 1960, s’inspire d’une colline située dans le Hampshire (sud de l’Angleterre), lieu qui l’a vu grandir et mourir, pour occuper ses filles lors d’un trajet en voiture. Son récit n’a rien de dingue et parle de lapins sauvages obligés de quitter leur garenne, menacée de destruction.

Mais cet auteur en devenir y met tout ce qui le préoccupe : son douloureux passé de parachutiste durant la Seconde Guerre mondiale (au cours de laquelle son unité fut décimée), sa sensibilité écologique (il a joué un rôle clé dans l’adoption d’une loi contre la pollution de l’air en 1968) et ses envies d’évasion. Watership Down sortira en 1972, et depuis, la fresque animalière de Richard Adams s’est écoulée à plus de 50 millions d’exemplaires, restant aujourd’hui l’un des ouvrages les plus lus et appréciés au monde.

Un duo américain aux manettes

Évidemment, il a eu droit à de multiples déclinaisons : d’abord au cinéma avec La Folle Escapade (1978), film d’animation longtemps pointé du doigt pour sa violence brute, puis à la télévision (notamment La Colline aux lapins, diffusée depuis 2018 sur Netflix). La musique, le théâtre, la radio vont aussi s’en emparer. On le trouve même en jeu de rôle! Art Garfunkel en a fait une chanson (Bright Eyes), Stephen King la mentionne dans Le Fléau (1991), comme les naufragés de la série Lost.

Finalement, il ne manquait à la liste qu’une BD, oubli que va réparer Ten Speed Press outre-Atlantique – la maison d’édition obtiendra au passage le prix Eisner de la meilleure adaptation. En France, elle est relayée par Monsieur Toussaint Louverture, maison réputée pour son esthétisme et la qualité de ses propositions, déjà à l’origine de la dernière réédition du roman en 2016.

Aux manettes, un duo américain qui n’a pas hésité à se rendre sur place pour mettre son nez dans les terriers : James Sturm (un temps assistant d’Art Spiegelman) et le dessinateur Joe Sutphin, qui signe ses débuts dans le 9e art. À eux deux, sur 375 pages qui débordent de verdure, ils démontrent un des principes de l’ouvrage : l’importance de la collaboration. C’est en effet ce à quoi va se confronter tout un groupe de lapins, inquiets face aux prédictions d’un des leurs : Fyveer.

Une bonne histoire, pour être excitante, doit être aussi parfois effrayante

Il rêve d’un pré couvert de sang et pressent un grave danger. Pas le choix, pour survivre, il va falloir fuir. Lui, son frère Hazel et une dizaine de congénères filent à travers les champs à la recherche de la terre promise : Watership Down. Comme toute odyssée, sur leur chemin, il y aura des ennemis à éviter (chien, renard, homme, corneille, hermine…), des amitiés à lier et des combats à mener, notamment contre d’autres semblables.

Une fois encore, Watership Down montre ce qu’il est, et ce qu’a régulièrement défendu son auteur, décédé en 2016 : non pas une fable moralisatrice ni un manifeste naturaliste, encore moins une allégorie politique, mais bien un récit d’aventure avec ses thèmes classiques comme l’héroïsme, le pouvoir, la responsabilité, la solidarité, l’espoir et le courage.

Si l’homme est quasi invisible, ce sont ses organisations sociales qui sont interrogées : ici, une dictature, là, un faux Eldorado, et toujours, au centre, les questions de survie et de migration. Oui, Richard Adams n’a rien éludé de la cruauté de la vie sauvage (et des hommes), contrebalancée par la puissance des mythes et la nécessité de faire groupe. Comme il le disait, «une bonne histoire, pour être excitante, doit être aussi parfois effrayante».

Une narration aiguisée au couteau

Si ses lapins restent des bêtes au comportement instinctif, ils sont représentés comme des créatures intelligentes aux choix rationnels, qui possèdent leur propre culture (chanson, blague, poème), leur propre croyance et leur propre langage – vilou pour ennemi, kataklop (voiture), farfaler (remonter à la surface pour se nourrir)…

Fidèle à l’original, James Sturm répond au challenge en quatre parties, à travers une narration aiguisée au couteau et des dialogues finement découpés. Joe Sutphin, quant à lui, habille le tout élégamment, représentant la faune et la flore avec une telle justesse qu’il est possible de distinguer les différents protagonistes. Au bout, une épopée sombre et brutale parcourue d’espoir et de poésie, qui, décidément, garde toute sa fraîcheur. Foi de lapins!

Watership Down, de James Sturm et Joe Sutphin. Monsieur Toussaint Louverture.