Accueil | Culture | [Bande dessinée] «Voie de garage» : l’homme-bus remis sur les rails

[Bande dessinée] «Voie de garage» : l’homme-bus remis sur les rails


(Photo : dargaud)

Décédé l’année dernière, Martial Richoz, figure attachante et excentrique du Lausanne des années 1980, renaît grâce à deux auteurs qui, à travers son histoire, interrogent la frontière toujours poreuse entre la «normalité»… et ce qui ne l’est pas.

Sur la dernière page, une photo en noir et blanc : celle de Martial Richoz (1962-2024), surnommé «l’homme bus» dans le Lausanne des années 1980. Et pour cause : il parcourait les rues de sa ville natale en poussant devant lui de faux trolleys, construits à partir de matériaux de récupération qu’il montait sur des caddies. Casquette sur la tête, il «conduisait» sa machine bricolée, munie d’un volant et d’un faux distributeur de billets, comme si c’était une vraie, suivant des circuits immuables qu’il connaissait par cœur. Les habitants du coin le reconnaissaient, les enfants l’adoraient et les passants le découvraient, lui qui allait même devenir une célébrité locale à la suite d’un court documentaire de 1983. Trois ans plus tard, pourtant, sa folie douce deviendra l’objet d’un débat public, en raison de sa soudaine arrestation qui le conduit en hôpital psychiatrique. Il a 23 ans et plus personne ne le reverra derrière ses étonnantes créations.

Dans Voie de garage, Martial devient Paulin afin de permettre à la scénariste Sophie Adriansen de partir sur une page blanche et de faire de l’histoire de cet excentrique un cas général, elle qui a pris l’habitude dans ses ouvrages (notamment en littérature jeunesse) de questionner les notions de norme et de normalité. On trouve à ses côtés l’une des belles signatures de la BD, Arnaud Nebbache, dont la première aventure solo il y a deux ans, déjà éditée chez Dargaud (Brancusi contre États-Unis), offrait une réflexion sensible sur l’art à travers le procès rocambolesque opposant, en 1927, le sculpteur roumain à l’État américain. On retrouve ici ses dessins, aussi délicats qu’une aquarelle et parfois libérés du cadre. Mais aussi de mêmes réflexions sur la liberté et la création, rarement partagées par les esprits obtus.

Je me demande si le véritable problème n’est pas du côté de ceux qui ne le comprennent pas…

On file donc au printemps 1968 pour découvrir le jeune Paulin Duc, vivant sous la tutelle d’une grand-mère bienveillante. «Il a toujours été un peu à part», souffle-t-elle, constatant qu’à l’école, seules la poésie, la technologie et la géométrie l’intéressent. Déjà enfant, on cherche à le «faire rentrer dans le rang», mais lui n’a qu’une hantise en tête : celle pour les trolleys (véhicule à la croisée du tram et du bus) qui sillonnent les quartiers. Devenu adulte, il a approfondi cette passion en fabriquant les siens, assemblés à partir de bric et de broc, et convoque même autour de lui des assemblées imaginaires des Transports publics lausannois. À la vue de ses déambulations, rythmées comme un «métronome», certains s’en amusent ou analysent ses surprenants engins. D’autres se moquent de ce doux-dingue, «pas méchant» comme on dit.

Souffrant d’un trouble de la personnalité et de dépression, Paulin ne peut faire autrement. Ses trolleys sont «sa raison de vivre» et l’aident «à supporter le monde». N’empêche : un jour, on l’interne en hôpital psychiatrique à la suite d’une bagarre avec des types qui avaient voulu casser l’une de ses machines. Un avocat et un journaliste prennent alors sa défense, tandis qu’une manifestation populaire s’organise. La justice et la médecine se taisent malgré les réflexions qui fusent : «Si on n’a plus le droit d’être différent, où est-ce que l’on va ?», entend-t-on. On parle de mesure répressive (et non thérapeutique), de «soft goulag», de liberté individuelle bafouée, et même d’expression artistique quand deux de ses véhicules sont exposés au musée d’Art brut de Lausanne. Certes, au bout, Paulin sera remis en liberté, mais «capitule», arraché à ses rêves car privé à jamais de son jeu. Celui d’un grand enfant «pas comme les autres».

Sur les airs de la chanson, ô combien appropriée, du moustachu Pierre Vassiliu, Qui c’est celui-là (1974), dans laquelle il clame que «ça emmerde les gens quand on vit pas comme eux», Sophie Adriansen et Arnaud Nebbache proposent un joli hymne à la tolérance, à la différence et au pouvoir de l’imagination qu’il ne faut pas brider. L’hommage s’adresse évidemment à Martial Richoz et à sa «créativité» sans limites, mais, plus large, touche tous ces incompris et marginaux, artistes ou non, mis au banc d’une société qui ferait mieux de se regarder d’abord dans la glace. Car qu’est-ce qui est «normal» et ne l’est pas ? La frontière est ténue, franchement floue, ce qui fait dire que la folie n’est pas que déraison, mais parfois la démonstration d’une fulgurante lucidité. Pour s’en convaincre, Dargaud met sur son site un ancien reportage de la RTS (Radio Télévision Suisse) qui, quarante ans plus tard, n’a malheureusement rien perdu de sa pertinence.

Voie de garagede Sophie Adriansen & Arnaud Nebbache.
Dargaud.

L’histoire

Enfant, Paulin s’est passionné pour les trolleybus qui sillonnent la ville de Lausanne, et adulte, il conduit ses propres machines faites main. Figures locales, Paulin et sa douce excentricité ne dérangent personne jusqu’au jour où une lettre anonyme réclame son internement pour trouble à l’ordre public. Commence alors une bataille judiciaire et de communication : il faut libérer Paulin! Mais pour ce dernier, les choses ne sont pas si simples, car, derrière son internement, c’est toute sa vie et son rapport au monde qui sont remis en cause. Paulin a-t-il le droit de vivre sa vie ?

Newsletter du Quotidien

Inscrivez-vous à notre newsletter et recevez tous les jours notre sélection de l'actualité.

En cliquant sur "Je m'inscris" vous acceptez de recevoir les newsletters du Quotidien ainsi que les conditions d'utilisation et la politique de protection des données personnelles conformément au RGPD .