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[Bande dessinée] Une mare, un manoir : le cauchemar


Erik Kriek redonne du goût aux vieilles recettes du film d’horreur avec La Mare, récit d’épouvante frissonnant à souhait et visuellement bluffant.

Illustrateur tout-terrain, Erik Kriek avait entamé sa collaboration avec l’éditeur belge Anspach en 2020, à la sortie de L’Exilé : une première histoire originale qui montrait le talent monstrueux du Néerlandais, un récit de vengeance aux accents shakespeariens, sombre et sans merci, avec pour décor l’Islande des Vikings.

Le natif d’Amsterdam, reconnu comme l’un des auteurs de bande dessinée les plus doués de son pays, a toujours pris le soin de manipuler ses références avec autant de tact que de créativité. Et ce, depuis ses premières planches publiées, dans lesquelles il parodiait les superhéros de comics américains.

Ce qui devait arriver arriva donc : après avoir exploré les mondes d’Howard Phillips Lovecraft (dans le recueil L’Invincible et autres contes fantastiques), s’être frotté à l’univers magique de J. K. Rowling (en illustrant les couvertures des versions néerlandaises de Harry Potter) ou avoir mis en dessins de célèbres chansons macabres (Dans les pins : 5 ballades meurtrières), Erik Kriek se jette la tête la première dans La Mare, pur récit d’horreur et frissonnant à souhait et fidèle aux traditions.

Alors, comme le veut la coutume, tout démarre avec une pointe d’humour. En exposition, les premières pages montrent une forêt peu rassurante en bord de route : on distingue des gravures sur l’écorce des arbres, qui ressemblent moins à des balises de sentier qu’à des symboles évoquant une secte.

Un hêtre craque puis tombe, les racines entièrement découvertes. Mort, ou pas. Et sous lui, une eau noire… Au-dessus du titre de ce roman graphique, qui vient couper en deux une planche pleine page de cette grande route perdue dans les bois, la première bulle : «Et attends de voir la maison!».

Celui qui parle, Huub, est la moitié du couple qu’il forme avec Sara. Elle est artiste peintre, plutôt cotée, mais n’a plus rien produit depuis six ans – une date qui correspond à la mort de leur fils, Ruben, à la suite d’un accident.

Au bout de leur route se trouve l’héritage de Huub, ancienne propriété d’un oncle riche : un manoir et sa forêt maudite. Isolé, sublime et flippant, l’endroit semble parfait pour enfin faire le deuil du fils et retrouver un équilibre de couple sain.

Sara projette de peindre à nouveau, installe son atelier, invite son agent. Mais le couple trouve dans la maison d’étranges carnets où sont reproduits les mêmes signes gravés sur les arbres, et la découverte de la mare finit par obséder la femme…

Si Erik Kriek invoque toutes les mécaniques du film d’horreur dans son récit, c’est principalement pour faire dialoguer les formats. Le temps de lecture de La Mare équivaut à l’heure vingt d’un Blair Witch Project (1999), d’un Evil Dead ou d’un Wicker Man (1973, titres non choisis au hasard), et l’on reprend goût à tous les lieux communs du genre grâce à un très beau sens du découpage – et, donc, de l’angoisse. Les visions du fils mort, la vieille du village qui met en garde le couple, le couple d’amis venu de la ville qui repartira de la maison après le dîner (mais jamais du bois)…

L’auteur, forcément complice du lecteur, adapte même son récit à un monde «normal», d’avant-covid, où rien ne pouvait encore aller plus mal. Et nous passionne pour Huub, Sara et leurs états d’âme, sur les mêmes clairs-obscurs que les scènes plus inquiétantes : le noir profond qui inonde les quelque 136 pages du roman graphique est marié au beige orangé, au vert, au brun… Les teintes mates évoquent l’univers de la forêt dans ce qu’il a de plus inconfortable, jusqu’à faire surgir le rouge profond qui caractérise les visions d’épouvante qui frappent Sara.

Pour ce qui est du gore, Kriek prend encore une fois le parti d’un grand classique du film d’horreur : il le garde pour le dernier tiers du récit. La tension, patiemment construite, est aussi admirable pour ce qu’en fait l’auteur.

Son style et son univers graphique, sur lesquels plane l’influence de Charles Burns (Black Hole), sont la qualité première de La Mare. L’imaginaire, en équilibre entre le monde réel, avec ses questionnements et émotions, et le macabre tendance païenne, brille à tous points de vue et est parfaitement immersif.

On embarque pour une lecture sombre et sublime, jusqu’à un ultime sursaut qui nous fait déjà dire que La Mare pourrait bien être… le film d’horreur de l’année.

La Mare, d’Erik Kriek. Anspach.

L’histoire

Après la perte tragique de leur fils, Huub et Sara décident de s’installer dans une vieille maison de famille perdue dans les bois, espérant enfin faire leur deuil et reprendre leur vie en main.

Mais le souvenir de leur petit garçon n’est pas le seul à hanter l’esprit de la très tourmentée jeune femme, qui découvre d’étranges signes gravés dans l’écorce des hêtres centenaires du domaine, près d’une mare d’un noir profond.