Avec Un cœur en commun, Harald réussit l’incroyable pari de raconter la naissance et l’importance de la sécurité sociale dans un album à visage humain, à la fois didactique et touchant.
En décembre 2019, nos voisins belges fêtaient les 75 ans de la création de leur sécurité sociale. Un bien commun dont profite l’ensemble des habitants du plat pays. Un «bel héritage», l’«œuvre complexe de différents corps sociaux aux objectifs parfois antagonistes», un système qui permet d’«aider les gens selon leurs besoins, pas leurs moyens», rappelle l’album. Mais un système dont certains ont peut-être fini par oublier l’importance au fil des années, tandis que d’autres ne cessent volontairement de l’attaquer à des fins financières. C’est tout ça que rappelle Harald dans Un cœur en commun. Mais l’album n’a rien d’un cours magistral à l’université ou d’une conférence barbante d’experts. L’auteur offre ici à ses lecteurs un récit vivant, humain, personnel. Un récit en trois espaces-temps.
Le premier se passe aujourd’hui, enfin presque. De nos jours en tout cas. C’est l’histoire de Louise. Elle n’a qu’un mois quand on fait sa connaissance. Elle dort paisiblement dans les bras de sa maman. «Mes parents… Ils sont un peu stressés», nous apprend-elle en voix-off. Et elle ajoute : «J’ai pile un mois… et je vais me faire opérer du cœur.» Ce fameux «cœur en commun» du titre…
Une histoire vécue par l’auteur, sa femme et leur fille Louise. Probablement, le point de départ de ce récit et la pièce maîtresse de la justesse du propos tout au long des 128 pages de l’album.
«Pour que l’injustice ne soit plus possible»
Un propos qui ne cessera donc de faire l’aller-retour dans le temps. Car si la petite Louise peut, aujourd’hui, jouir des meilleurs traitements, des meilleurs médecins et des meilleurs services des meilleurs hôpitaux possibles, alors même qu’«on ne paie pas tellement», note la maman de la petite fille, c’est grâce au Comité ouvrier patronal (COP). En octobre 1941, sous l’Occupation, ce dernier réunit des représentants – d’avant l’Occupation et n’étant pas «passés à l’ennemi» – des syndicats socialistes, des syndicats catholiques, du patronat et de l’État, aussi bien flamands que wallons, autrement dit «les principales tendances démocratiques du pays en temps de paix», mais aussi «les subtilités de notre nation si compliquée». Leur but? Éviter les erreurs du passé et préparer «le futur de nos contemporains et de nos descendants», «pour que l’injustice ne soit plus possible».
La sécurité sociale et ses bienfaits
Des injustices dont vont se rappeler les responsables du COP lors de leurs réunions qui ne se sont pas faites sans quelques grosses disputes, mais dont va aussi cauchemarder le père de Louise à chaque fois qu’il s’effondrera de fatigue à l’hôpital. Des injustices pas si lointaines. L’auteur remonte pour ça à la révolution industrielle, à la fin du XIXe siècle, quand les journées faisaient «de douze à quatorze heures, parfois seize» et qu’il n’y avait «pas de dimanche pour se reposer», quand il n’existait aucune protection pour les ouvriers, quand le travail était pénible et dangereux, quand la paye ne suffisait pas et que toute la famille devait travailler, des grands-parents aux petits-enfants. Une époque où on laissait mourir une femme parturiente quand le bébé se présentait mal si la famille n’avait pas de quoi payer grassement le médecin. Des injustices qui ont diminué petit à petit, tout doucement, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, au fur et à mesure des grèves et des batailles syndicales réprimées bien souvent dans le sang.
Trois récits donc, avec chacun ses personnages, ses évènements tragiques et son style graphique, pour une seule et même histoire, celle de la sécurité sociale et de ses bienfaits. Car, si «la vie éternelle est un mythe (et que) nous mourrons tous un jour (…) les hasards de la vie, ceux qui nous tombent dessus sans prévenir… la maladie, l’accident, la vieillesse, l’infirmité… voilà sur quoi nous pouvons agir. Nous devons isoler les gens des hasards de la vie. Les hasards de la vie ne se prévoient pas. Ils te tombent dessus sans distinction. Seigneurs ou manants. Riches ou pauvres», résume parfaitement un personnage d’Un cœur en commun.
Un cœur pour lequel la mère de la petite Louise n’hésite pas à remercier tout un chacun. À quoi les personnes attendant le bus répondent elles aussi par des remerciements, l’un pour les allocations familiales, l’autre pour sa pension de retraite, un autre encore pour le chômage, un dernier pour l’assurance accident…
Un brin «too much», mais peu importe. Au moment où le fameux «trou de la sécu» sert çà et là à attaquer cet acquis social, cette source de justice, pour essayer d’améliorer les bilans comptables de quelques sociétés, on accepte volontiers ces remerciements répétés. D’autant plus que si l’histoire d’Un cœur en commun ne parle que de la Belgique, la réalité est similaire dans bien d’autres pays.
Pablo Chimienti
Un cœur en commun, d’Harald. Delcourt.