Un auteur de BD dépressif se lance dans une enquête sur l’histoire ésotérique de Turin : Alexis Bacci vogue entre la série B et le récit auteuriste avec Possessions, roman graphique en forme d’exorcisme intime, tout en ruptures de ton.
Tous les exorcismes ne nécessitent pas un prêtre. Parfois, il s’agit simplement d’une errance, d’une aventure, d’une expérience transformative – encore que rien de tout cela ne soit jamais vraiment très simple. Alexis Bacci en sait quelque chose, lui qui a pour habitude de disséminer çà et là des bribes de son vécu dans des BD tout sauf autobiographiques, à l’instar du space opera Captain Death (2019) et de l’enquête aux accents surnaturels Dérives (2022) : la fiction la plus lointaine du réel semble être, pour l’auteur, la meilleure porte d’entrée à ses considérations les plus intimes. En d’autres termes, creuser l’imaginaire pour y trouver sa part de vérité.
C’est encore vrai pour Possessions, nouveau roman graphique du Franco-Italien qui prend cette fois des allures d’autofiction ésotérique, pour ne pas dire diabolique. Son alter ego s’appelle Antonio Ventimila, un personnage pour le moins dépressif, coincé à Paris entre un travail de bureau qui lui est pénible, un entourage envahissant, une montagne de projets artistiques en stand-by et le deuil d’un père, assassiné quelques années plus tôt, qui ne veut pas se faire. C’en est trop.
Antonio choisit de disparaître, direction l’Italie, en forçant au passage une sortie de route. À son réveil, dans un hôpital de Turin, il rencontre un vieil écrivain qui, touché par son histoire, l’engage pour l’aider à terminer son ouvrage dédié à celui qui serait le plus fameux habitant du chef-lieu piémontais : le diable en personne. Commence alors pour Antonio un travail de recherche aux confins du danger dans la capitale de la magie noire, où cohabitent sorcières, gangsters et secrets historiques. De quoi lui donner de sacrés cauchemars.
Ne jamais aller à Turin, à aucun prix
En plongeant dans les secrets maléfiques de la grande ville au pied des Alpes, Antonio/Alexis devient l’inattendue pièce maîtresse d’une énigme qui, comme mise face à un miroir déformant, serait à la fois une version géante et un remède au labyrinthe intérieur dont il est prisonnier. Le long d’un vertigineux récit de 400 pages, le héros, auquel il est facile de s’identifier rapidement, rencontrera dans ses péripéties une galerie de personnages tout droit sortis d’un film de série B : le vieil écrivain borgne et son commanditaire, un baron branché occultisme et cabinets de curiosités, une réceptionniste un brin femme fatale et son cousin mafieux… Sans oublier le diable, qui est partout – sculpté sur les poignées de porte, imaginé dans le ciel surplombant la ville, sous la forme d’un œil dans les cauchemars d’Antonio… – et nulle part à la fois.
Et tous, d’une manière ou d’une autre, fonctionnent comme les clefs qui déverrouillent les portes de son traumatisme profond, en même temps qu’ils déchaînent – forcément – les enfers. Car, mis à part Antonio, on ne peut jamais vraiment s’identifier à quiconque dans cette histoire digne d’un giallo, qui cite par ailleurs Dario Argento et son Suspiria (1977) au détour d’une page (l’hôtel de nuit sous la pluie) ou d’une séquence (les couleurs d’un vitrail envahissant la pièce et se reflétant sur les personnages, comme l’«oiseau au plumage de cristal» dans le film d’Argento), mais dont tout le propos se résume à une autre citation, signée Kafka, en quatrième de couverture : «Ne jamais aller à Turin, à aucun prix.»
On prend en revanche un plaisir fou à se perdre dans cette histoire qui jongle avec les genres, qui multiplie les ruptures de ton, mais qui unit le tout sous une esthétique pop sublime, parfois aussi touchante que ce que l’auteur raconte – lorsqu’il insère ici et là ses propres photos d’enfance en hommage à ce père parti trop tôt et trop violemment – mais plus globalement angoissante à souhait.
On aura vite fait de reprocher à Alexis Bacci d’en faire trop, mais c’est justement par sa dimension cathartique, donc très intime, qu’est construit ce récit de pure fiction, abracadabrant et baroque, où la réalité n’est jamais très loin de l’hallucination. À l’image de la ville, que Bacci dessine magnifiquement, tant dans ses monuments immanquables que dans ses secrets les mieux gardés, reproduits sous d’impossibles angles qui exaltent sa dimension occulte. Et qui donnent envie, en fin de compte, de ne pas écouter le conseil de Kafka…
Possessions, d’Alexis Bacci. Glénat.
L’histoire
Antonio Ventimila est perdu dans une existence parisienne vide de sens. Un soir, il plaque tout, sans prévenir personne, direction l’Italie. Un accident de la route le fait échouer dans un hôpital turinois où il croise le chemin d’un romancier fantasque qui lui propose de l’assister pour son prochain livre : l’ouvrage de référence sur la ville. Réputée pour sa dimension ésotérique, Turin est le théâtre d’un ballet démoniaque, entre légendes urbaines, faits divers mafieux et vestiges obscurs de l’histoire italienne. Pour Antonio, démêler les histoires criminelles de son enquête sera un chemin sinueux…