Dans Tunnels, son dernier roman graphique, l’auteure israélienne Rutu Modan reprend à son compte un vieux rêve d’archéologue – la quête de l’Arche d’alliance – et le transforme en satire mordante sur le conflit israélo-palestinien.
Auréolée d’un prix spécial du jury en 2014 à Angoulême pour son récit d’une grand-mère et de sa petite-fille parties à Varsovie dans l’espoir de récupérer une propriété familiale spoliée pendant la guerre (La Propriété), Rutu Modan prend le temps de travailler sur ses romans graphiques, laissant de longues années s’écouler entre deux opus. Près de huit ans séparent La Propriété de Tunnels. Mais à sa sortie, début 2021, au moment d’un festival d’Angoulême annulé puis reporté, Tunnels était passé sous les radars. Rattrapons alors le coup pour sa réédition en «grand format», cet été !
Un retour en librairies qui tombe à pic car, depuis la parution originale du livre, de nouvelles cités millénaires ont été déterrées en Israël et dans les Territoires palestiniens, dont une nécropole romaine vieille de 2 000 ans, découverte en janvier à Gaza. Tunnels – le titre parle de lui-même – est donc une histoire d’archéologie, et plus encore, située dans le pays le plus excavé du monde. Son auteure l’admet, il s’agit là de «l’histoire la plus complexe (qu’elle ait) jamais écrite». Et pour cause : en se plongeant dans un vieux rêve d’archéologue, l’auteure israélienne tient à être rigoureuse sur les données historiques et les références religieuses.
Sous le crayon de Rutu Modan, dans le style d’une ligne claire empruntée à Hergé, naît Nilli, la fille d’un archéologue dont le travail n’a pas été reconnu à sa juste valeur et ayant depuis sombré dans la démence et le mutisme. Quand elle découvre chez un collectionneur la tablette indiquant l’emplacement de l’Arche d’alliance, Nilli va organiser une expédition pour terminer ce que son père était si près de découvrir 30 ans plus tôt. Mais l’aventure n’est pas sans embûches : l’ancien associé de son père, qui a la sale manie de s’attribuer les découvertes des autres, a aussi ses yeux sur l’Arche. Le plus gros problème? L’artefact se situe pile sous le mur qui sépare Israël des Territoires palestiniens !
Un jour, elle apparaîtra. Et elle sera exactement comme elle doit être!
Du monde se bouscule pour mettre la main sur la fameuse relique contenant les deux tablettes de pierre des Dix Commandements : tout au long de Tunnels, Nilli – accompagnée de son infatigable fils, qui n’a d’yeux que pour le téléphone portable de sa mère – invitera d’autres pieds nickelés dans son expédition, faisant même des rencontres à l’intérieur des souterrains.
Colons israéliens, contrebandiers palestiniens, extrémistes musulmans et l’armée israélienne s’invitent ainsi à la «fête de famille», sans compter un archéologue malhonnête et un oligarque russe, collectionneur peu scrupuleux. L’excavation promet d’être mouvementée…
Steven Spielberg avait déjà envoyé son Indiana Jones sur les traces de l’Arche d’alliance, il y a quelque 40 ans, en montrant toutes les possibilités de croisement des genres (action, aventure, thriller, comédie) lorsque l’on touche à l’archéologie. Rutu Modan, elle, se place dans un contexte bien contemporain en jouant la carte de la satire, qu’elle déroule avec une finesse d’écriture et un sens du découpage que l’on ne peut qu’admirer.
En moins de 300 pages, l’auteure utilise son humour drôlement corrosif pour pointer du doigt les travers et les contradictions de la société israélienne; elle l’avait déjà fait par le passé, mais en s’attaquant plus directement au conflit israélo-palestinien, le discours prend une tout autre ampleur. C’est d’autant plus rafraîchissant qu’elle reprend à profit les ressorts d’un humour classique, voire élémentaire, avec force quiproquos, malentendus et rebondissements.
L’armée israélienne est tournée en ridicule avec deux enfants qui se baladent dans le camp, pistolet à eau à la main, tirant avant de viser; les colons israéliens sont dépeints comme des illuminés qui ne parlent qu’en citant les textes religieux; le collectionneur russe jure ne pouvoir «compter que sur Daech» quand on en vient au business… Modan tape sur tout le monde avec une joie communicative, mais elle n’oublie pas non plus de remettre à sa place son héroïne, pourtant garante de la part féministe de son discours.
L’obstination de Nilli met en danger tout le petit monde qui gravite autour d’elle, ce qui donnera lieu à quelques séquences d’action très efficaces, dont une, impressionnante et quelque peu explosive, au fond d’une grotte… Le danger rôde partout dans ce monde devenu fou, mais Rutu Modan est claire : le jeu en vaut la chandelle. Si ce n’est pour un trésor, au moins, pour un peu plus d’humanité.
Tunnels,
de Rutu Modan. Actes Sud.