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[Bande dessinée] «Sibylline», secrets d’escort


Sixtine Dano met le doigt sur des maux profondément enracinés dans la société, avec une justesse étourdissante. (Photo : glénat)

Avec sa première BD, Sixtine Dano offre une plongée dans l’intimité d’une étudiante douée mais précaire ayant recours à la prostitution. Un roman graphique tout en délicatesse, qui pointe les maux d’une société patriarcale malade.

L’histoire

À tout juste 19 ans, Raphaëlle ressemble à toutes les jeunes filles de son âge. Fraîchement débarquée à Paris pour ses études d’architecture, elle enchaîne à un rythme effréné les cours, les nuits blanches à travailler sur ses maquettes et les soirées à servir des bières ou à refaire le monde avec sa nouvelle meilleure amie. Mais ce que ses camarades d’amphi ne savent pas, c’est que certains soirs, Raphaëlle se glisse dans les draps d’hôtels parisiens et récolte quelques billets verts.

En France, on estime à un chiffre compris entre 20 000 et 40 000 le nombre d’étudiant(e)s ayant déjà eu recours à la prostitution par besoin d’argent. Un chiffre impossible à préciser pour autant, mais dont on sait qu’il continue d’augmenter, sa hausse étant facilitée par l’essor des plateformes en ligne comme OnlyFans et Mym, et entraînée par l’intensification de la précarité étudiante depuis la pandémie de Covid-19 – qui touche environ un tiers des quelque trois millions d’étudiants dans l’Hexagone. Du haut de ses 19 ans, Raphaëlle, l’étudiante en architecture qui prendra pour «nom de scène» Sibylline dans le très beau roman graphique de Sixtine Dano, est ainsi un exemple parmi tant d’autres. Et est, paradoxalement, le visage et la voix de dizaines de milliers de personnes invisibilisées.

Entrée en école d’architecture à Paris, Raphaëlle doit couvrir le loyer de son petit appartement, sa nourriture, ses sorties et, surtout, ses frais de scolarité, qui ne se limitent pas à son inscription, mais comprennent aussi le matériel, nécessaire mais onéreux, qui doit servir à ses cours et à ses devoirs. Les repas à base de nouilles instantanées et son petit boulot dans un bar du quartier n’effaçant pas la promesse d’un peu plus d’argent, elle s’inscrit sur une application en tant que «sugar baby» et accepte de rencontrer un homme plus âgé qui, dans un premier temps, lui promet 100 euros pour «faire connaissance».

La jeune femme reconnaît aussi la part de curiosité qui la pousse vers ce premier rendez-vous dans un hôtel privé des beaux quartiers de la capitale – la même curiosité qui mènera Leila, l’amie et camarade de promotion de Raphaëlle, à s’inscrire sur la même plateforme…

Ils peuvent regarder autant qu’ils veulent sous ma robe. Jamais ils ne verront derrière mon masque

Le thème de la prostitution, vaste et sensible, a souvent été traité en BD. Quelques exemples, du polar L’Amour cash de Tonino Benacquista et Philippe Bertrand (2008) à Bagarre érotique. Récits d’une travailleuse du sexe de Klou (2022), entre BD documentaire et manifeste politique, en passant par l’autofiction Vingt-trois prostituées de Chester Brown (2012), suffisent à appréhender tout le spectre des différentes façons d’aborder la question – sans même parler de BD érotiques.

À cette somme d’ouvrages s’ajoute désormais Sibylline, premier roman graphique signé de l’illustratrice et animatrice Sixtine Dano, qui a de quoi se poser comme un ouvrage de référence sur le sujet et l’une des grandes BD de ce début d’année, tant pour son dessin, mélange d’encre et de fusain jouant magnifiquement sur les ombres, qui puise dans plusieurs influences – BD franco-belge, manga, photographie d’art… –, que pour son scénario, aussi subtil qu’éclairé (et éclairant).

Discours social

Car, en croisant la recherche documentaire (l’auteure a recueilli les témoignages de plusieurs étudiantes dans le même cas) et l’écriture fictionnelle dans ce qu’elle a de plus intime, Sixtine Dano ouvre son roman graphique à tout un discours social qui se cache en sous-texte, au détour d’un geste ou d’une situation. En s’interdisant le moindre commentaire sur un tel phénomène, Sibylline met en avant sa complexité, avec cette vie d’étudiante précaire que l’on subit comme un piège – en particulier lorsque l’on est une femme –, l’ambiguïté de la prise de pouvoir entre le droit des femmes à disposer de leur corps, ici au détriment du portefeuille des hommes, et la façon parfois violente dont ces derniers croient pouvoir posséder celui des femmes, ou encore le conditionnement de la construction de la sexualité féminine.

À travers ses «chroniques d’une escort girl», aussi éloignées des positions voyeuristes de nombre d’auteurs masculins que des attitudes militantes d’autrices plus radicales, Sixtine Dano met le doigt sur des maux profondément enracinés dans la société, avec une justesse étourdissante qui ne fait que mieux ressortir les touches de douceur qui émaillent son récit.

Sibylline. Chroniques d’une escort girl, de Sixtine Dano. Glénat.