Deux sorciers écument Londres à la recherche d’une entité diabolique qui terrorise la ville : Phantasmagoria réinvente l’horreur victorienne avec brio.
Hors d’Espagne (d’où il est originaire) et des États-Unis (où il est principalement publié), El Torres est surtout connu pour une poignée de romans graphiques qui prennent l’art pour sujet, aussi réussis que singuliers, dont Sur les traces de García Lorca (2011), promenade vertigineuse dans la vie du poète, ou Le Fantôme de Gaudí (2015), évocation des œuvres du célèbre architecte sous la forme d’un thriller policier. Mais c’est surtout dans le monde des comics que s’illustre l’Espagnol, avec un goût tout particulier pour l’étrange, le fantastique et le macabre.
Fier représentant de la BD indépendante, Juan Antonio Torres, de son vrai nom, se tient éloigné de Marvel, DC, Image et autres mastodontes du périodique souple pour publier à son bon vouloir ses récits originaux. C’est sous la bannière de sa propre maison d’édition, Amigo Comics (basée en Espagne mais publiant exclusivement outre-Atlantique), que le scénariste a sorti Phantasmagoria, dont la traduction française, en librairie depuis mi-juillet, a de quoi s’imposer comme l’une des BD horrifiques de l’année.
Les meilleurs amis apparaissent dans les temps les plus sombres
Au crépuscule du XIXe siècle, Londres était le centre du monde et le décor de nombre de fameux récits macabres, réels (Jack l’Éventreur, les fossoyeurs vendeurs de cadavres Burke et Hare) ou fictifs (Dorian Gray, Jekyll et Hyde, les enquêtes de Sherlock Holmes…). Aucun, pourtant, n’est aussi sinistre que celui inventé par El Torres, qui démarre de la façon la plus sanglante qui soit, avec un double meurtre collectif : les membres d’une confrérie occulte sont inexplicablement massacrés et, quelques centaines de mètres plus loin, une famille entière connaît le même sort, avec tripes à l’air et corps démembrés.
Le professeur Hawke en est certain, c’est l’œuvre d’une créature maléfique, endormie depuis des siècles, que lui seul serait en mesure d’affronter – et pour cause : Hawke est un sorcier. Mais entre la recherche de la jeune femme et de l’enfant dont a pris possession l’entité diabolique pour commettre ses crimes sordides et son âge avancé, Hawke se résout à chercher de l’aide auprès d’un vieil ami, Edwin Drodd. Longtemps allié de Hawke, qui le fait désormais pourrir dans la cellule miteuse d’un hôpital psychiatrique, le magicien noir pourrait bien mettre à son profit l’avènement des ténèbres sur la terre.
Divisé en cinq chapitres (comme autant de publications, sorties à l’origine en 2018 et 2019 pour les trois premières, et 2022 pour les deux dernières), Phantasmagoria joue surtout de l’imagerie sanguinolente dans sa première partie. Âmes sensibles s’abstenir : le dessin, quoique en noir et blanc, est époustouflant de réalisme et n’y va pas avec le dos de la cuillère. Mais il s’agit plutôt de donner le ton général du récit, plutôt que de faire de la violence le ressort premier du récit. Les nombreux clins d’œil habilement glissés, d’Alan Moore (From Hell, La Ligue des gentlemen extraordinaires) à Dracula (Hawke partage une certaine ressemblance avec l’acteur Peter Cushing, Drodd avec Max Schreck, l’interprète originel de Nosferatu), en passant même par Pirates of the Caribbean, confortent l’idée que les auteurs cherchent à créer un récit qui prend le divertissement au sérieux, dans la veine de la littérature gothique victorienne.
Pari entièrement réussi, donc, puisque Phantasmagoria surprend en nous faisant voyager, non seulement à travers les ruelles de Londres et ses belles demeures peuplées de fantômes, mais aussi dans le temps, en développant le lien qui unit les différentes réincarnations de Hawke et Drodd au fil des siècles. La simplicité de l’intrigue fait office de porte d’entrée à une épopée macabre qui se dévore d’un trait, et dont la plus brillante réussite réside dans le dessin de Joe Bocardo. Son coup de crayon est époustouflant, entre la ligne claire qui définit les personnages, la minutie des décors et quelques envolées cauchemardesques à l’ambiance tantôt tranchante, tantôt vaporeuse, le tout dans un découpage quasi cinématographique. Une union des forces qui rend même les excentricités du scénario (dont une scène cruciale dans le palais de Westminster) tout à fait fascinantes.
Bonne nouvelle, en plus de Phantasmagoria, l’éditeur Graph Zeppelin propose, afin de prolonger le plaisir, trois autres romans graphiques signés El Torres : Rituel romain et ses exorcismes, Le Puritain, qui revisite le mythe des sorcières (tous deux avec le dessinateur Jaime Martínez), et Sang barbare, autre collaboration avec Joe Bocardo qui rend un hommage vibrant à Conan.
Phantasmagoria, d’El Torres et Joe Bocardo.
Graph Zeppelin.
L’histoire
Dans le Londres victorien, une entité maléfique est invoquée par un rituel occulte. La créature se déchaîne à coups de meurtres et de possessions dont la finalité est de créer un artefact qui permettra aux ténèbres d’envahir notre monde. Le destin de l’humanité est alors entre les mains de deux sorciers qu’oppose une querelle ancestrale : le professeur Hawke et Edwin Drodd.