Le duo De Moor-Desberg se reforme et raconte le rock, ses excès et sa beauté dans un récit pop, allumé, sauvage, librement inspiré de la vie du manager de Led Zeppelin. Branchez les guitares!
Comme le colonel Parker qui veillait sur la carrière d’Elvis Presley, la figure de manager est parfois indissociable des artistes qu’elle accompagne, protège et inscrit dans la légende. Les cas sont certes rares : il y a, bien sûr, Brian Epstein, considéré comme le cinquième Beatles (il a d’ailleurs eu droit à sa BD, éditée chez Dargaud en 2013). Hasard du calendrier, à une semaine d’intervalle, deux autres personnages de l’ombre, tout aussi visionnaires et jusqu’au-boutistes, ont ce mois-ci les honneurs du 9e art : d’abord le producteur des Sex Pistols et grand révélateur du punk (Malcolm McLaren, l’art du désastre, chez Futuropolis). Ensuite Peter Grant, homme à tout faire de Led Zeppelin que décortique, dans une veine psychédélique et franchement pop, Johan De Moor et Stephen Desberg.
Oui, dans le fond comme dans la forme, Les Sauvages Animaux se veut surtout un hommage et non une biographie fidèle, ce qui se tient quand on connaît les deux auteurs à la patte singulière. Trente-cinq ans après Gaspard de la nuit, l’ouvrage marque ainsi une nouvelle collaboration entre le dessinateur (fils du légendaire Bob) et le scénariste à succès, les mêmes que l’on retrouvait avec délice derrière les folles aventures de l’agent secret ruminant, désigné sous le nom de code Pi 3,1416 (La Vache, huit tomes entre 1992 et 1999). Et une fois encore, avec ce style caricatural semblable à nul autre, plein de couleurs et de fantaisie, il était difficile de faire dans la véracité. Ce sera donc, comme le précise l’avertissement sur la couverture, une «histoire librement inspirée» du colosse derrière les succès de la bande à Jimmy Page et Robert Plant.
Comme le dit aussi la quatrième de couverture, «les grands groupes de rock ne meurent jamais, mais comment naissent-ils?». Le cas Led Zeppelin doit son éclosion et sa gloire à un gaillard de 1,96 m et 130 kg, ancien catcheur professionnel. Une solide carrure qui, par le passé, lui a permis d’épauler de sérieux «clients» comme Gene Vincent, Chuck Berry ou Little Richard. Peter Grant, à la différence de ses homologues de l’époque, est un homme de terrain, qui joue des poings pour faire passer ses convictions, avant-gardiste à plus d’un titre. D’abord, il croit dur comme fer que ce qui importe le plus, ce sont les artistes (à qui doit revenir le contrôle artistique et financier du projet). Ensuite, alors que la mode est aux singles et aux passages à la radio, lui parie sur les albums et les tournées. Dans un jeu de mots, la profession se réfère alors à lui comme «The Man Who Led Zeppelin» («l’homme qui dirigea le zeppelin»).
Dans une approche anthropomorphique (c’est-à-dire attribuer aux animaux des réactions et sentiments propres à l’espèce humaine) assez récurrente en BD, le duo De Moor-Desberg transpose le manager dans la peau d’un ours accro au miel, aux cigares et aux solos de Jimmy Page, loup à la crinière soyeuse et à la guitare virevoltante. Le lion Jimmy Page, le zèbre John Bonham et le puma John Paul Jones complètent l’étonnante ménagerie, qui ne manque pas de mordant dans un monde d’hommes. Du premier concert en Scandinavie jusqu’à la mort de son batteur, mettant fin à l’aventure de Led Zeppelin, Les Sauvages Animaux suit à la trace Peter Grant (ici rebaptisé Peter Grump) au gré des anecdotes qui émaillent l’histoire du groupe et de son homme à tout faire.
Il était en effet de toutes les décisions, pouvait refuser certaines pochettes peu à son goût ou ruer dans les brancards en cas de problème, surtout quand il apercevait quelqu’un prenant des clichés sans autorisation ou réalisant un enregistrement pirate d’un concert. Un «monsieur muscles» au service de ses quatre protégés à qui il a évité les accusations de plagiat et pour qui il a obtenu un contrat de 200 000 dollars auprès d’un label (Atlantic Records) qui n’avait jamais rien vu ni rien entendu de Led Zeppelin… Des coupes de cheveux aux tenues excentriques, des chambres d’hôtel dévastées aux groupies déchaînées, l’homme est sur tous les fronts : «Sans moi, il n’y aurait jamais eu d’ascenseur pour le paradis», lâche-t-il (en référence à l’hymne Stairway to Heaven).
Au gré des flash-back et des intervenants (les musiciens, le nutritionniste de Grant, des journalistes…), De Moor et Desberg ne cherchent jamais à coller à la réalité et admettent raconter «tout et n’importe quoi sur Grump». Un choix qui leur permet d’installer plus facilement leur univers décalé, pop et un brin psychédélique, sans pour autant passer à côté de leur sujet, à savoir le rock dans toute sa splendeur : l’alchimie scénique, les excès (sexe, drogue, alcool) et, surtout, cette maxime qui dit qu’à l’impossible, nul n’est tenu, idéale pour définir cet ours pas si mal léché que ça.
Les Sauvages Animaux, de Stephen Desberg et Johan De Moor.
Casterman.
Sans moi, il n’y aurait jamais eu d’ascenseur pour le paradis
L’histoire
Au cœur des années 70, le manager Peter Grump raconte comment il a mené Les Sauvages Animaux au faîte de la gloire. Malgré le génie incontestable de ces animaux rockeurs, son rôle a été capital, ne fût-ce que pour imposer un minimum de discipline dans la folie la plus totale. Gérer les groupies et les ruptures, effrayer les promoteurs véreux, rembourser les équipements de studio bousillés, redécorer les chambres d’hôtel défoncées… autant de tâches relevées haut la main par Grump! À chaque dérapage, il trouve une solution, improvisant au bord de chaque précipice financier la légende saturée, glorifiée, érotisée d’un rock égoïste, parfois infantile, mais monstrueusement électrifiant.