Thierry Smolderen et Alexandre Clérisse reviennent aux affaires avec une nouvelle histoire à tiroirs dont ils ont le secret. Une intrigue en clair-obscur qui se lit aussi bien qu’elle s’écoute.
C’est certainement, depuis plus de dix ans, l’un des duos les plus enthousiasmants et singuliers de la BD, ne serait-ce qu’en raison des circonstances de leur rencontre : celle, aux Beaux-Arts, entre un professeur et son élève. Soit, d’un côté, Thierry Smolderen, fin scénariste aux élans sociologiques et défenseur d’une culture populaire qui lui sert de fil rouge pour tisser ses récits. L’un d’eux, Cauchemars Ex Machina, a même obtenu en 2023 le prix René-Goscinny au festival d’Angoulême. De l’autre, Alexandre Clérisse, dessinateur dont l’originalité est de travailler à l’occasion avec l’antique logiciel Illustrator, dont il tire des univers à la fois colorés et géométriques. Le premier avait aidé le second pour la diffusion de son album Jazz Club (2007). Depuis, ils ne se quittent plus vraiment.
De cette amitié artistique est née une œuvre à quatre mains de haute tenue : d’abord Souvenirs de l’empire de l’atome (2013), ode à la science-fiction des années 1950. Ensuite L’Été Diabolik (2016), histoire d’espionnage ancrée dans la décennie suivante, en forme d’hommage aux «fumetti» italiens et au peintre britannique David Hockney. Enfin, Une année sans Cthulhu (2019), sorte de chronique horrifique coincée entre David Lynch, H. P. Lovecraft et la série Stranger Things, située quant à elle dans les années 1980. Malgré ces sauts décomplexés dans l’Histoire, une intention commune rassemble ces différents travaux : concocter des intrigues à tiroirs pour y glisser, entre les lignes, des réflexions plus universelles sur l’amitié, l’amour et l’identité. Souvent sombres comme un polar et toujours ultraréférencées.
On vit comme des rats, sans civilisation ni art
Ce quatrième ouvrage en commun ne sort pas du cadre. Il aime aussi les ellipses temporelles et géographiques, débutant à Berlin au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour finir dans le Los Angeles de 1959. Et il apprécie également le mélodrame, inspiré des films noirs à la Billy Wilder et autres Howard Hawks, surmonté de «love stories» à l’hollywoodienne. Au départ, ainsi, un triangle amoureux : Norman Bold (personnage ressuscité de Disparitions au Jazz Club, 2022) et son camarade Jay Johnson, tous deux soldats de l’US Army, dépêchés dans une capitale allemande détruite et aux airs de «cimetière» pour retrouver des œuvres d’art spoliées par les nazis. Entre les deux hommes, une femme : Clarisse d’Arcier, fille de leur «boss», qui ressemble un peu à Grace Kelly.
Autour du trio gravitent encore d’autres personnages : un certain V (dont on ne connaîtra le vrai nom qu’en toute fin d’ouvrage), un des nombreux jeunes «Werwölfe» qui se cachent dans l’ombre de la ville, abandonnés et vivant de trafics – sauf que celui-ci a la particularité d’être un «génie musical». Et un «diable» d’homme, le père Draganovic, aux obscures motivations. Entre une échappée en zone russe, une visite à Disneyland, des soirées enfumées dans des clubs de jazz et même un détour par le Mexique, tout ce beau monde se croise et s’affronte dans une véritable enquête qui emprunte les codes de l’espionnage, avec hold-up, course poursuite, coups de feu, trahisons et whisky que l’on s’envoie par verres entiers.
Dans ce sens, Moonlight Express se savoure comme un bon vieux film, découpé comme tel et accompagné d’une voix-off. Une fois encore, Thierry Smolderen joue une sacrée partition, plaçant derrière les solos de saxophone et d’harmonica (une playlist est d’ailleurs fournie par le biais d’un QR code) quelques réflexions sur le racisme et la fraternité. À ses côtés, comme une bonne habitude, Alexandre Clérisse soutient la narration d’un dessin élégant et inventif. Ça s’observe à l’image quand il compose une double page totalement abstraite ou quand ses traits deviennent anguleux, à la manière d’un artiste cubiste, lorsque la musique s’emballe. À la réflexion d’un personnage selon lequel lui et les siens vivent «comme des rats, sans civilisation ni art», le duo apporte à nouveau une réponse des plus appropriées.
Moonlight Express,
de Thierry Smolderen
et Alexandre Clérisse.
Seuil.
L’histoire
Berlin, 1946-1947. Chargés d’extraire un trésor caché en zone soviétique, les soldats de l’US Army Norman Bold et Jay Johnson voient soudain débarquer l’adorable Clarisse, qui brûle de savoir pourquoi le sergent Johnson ne l’aime plus. Cependant, un adolescent sorti des ruines interrompt l’explication des amoureux. Le gamin est drogué, il a l’air affamé. Fait-il partie des redoutables «Werwölfe» qui terrorisent la ville?