S’inspirant d’une histoire vraie, celle du vol, rocambolesque, du cerveau d’Albert Einstein, Pierre-Henry-Gomont tisse un ouvrage plein de fantaisie, humaniste et drôle. Une nouvelle réussite pour cet auteur étonnant.
Le fait divers est complètement dingue, mais il reste pourtant peu connu du grand public. Le 18 avril 1955, Albert Einstein cassait sa pipe. Thomas Stolz Harvey, pathologiste en chef à l’hôpital de Princeton (New Jersey), se retrouve chargé de disséquer le cadavre du plus grand scientifique de son époque. Lui vient alors une idée folle : s’emparer du «graal» des cerveaux et le découper en morceaux afin d’y trouver la zone où se niche le génie. Découvrir, en somme, le mystère de l’intelligence. Rien que ça.
Mais il y a un hic : de son vivant, Albert Einstein ne voulait pas léguer son corps à la science – il souhaitait être incinéré, pour ne pas faire l’objet d’une idolâtrie. De fil en aiguille, Thomas Stolz, qui n’est pas lui-même neurologue, se pose en gardien de l’encéphale, devenu pour le coup une relique sacrée, un objet de culte. L’organe allait à la fois définir et hanter le reste de sa vie. Il le gardera caché derrière un frigo, quand il ne le trimbalera pas à travers les États-Unis (pour de mystérieuses raisons) pendant plusieurs décennies…
Avant de lancer son histoire, Pierre Henry-Gomont précise son intention : s’amuser de cette incroyable épopée. Des «pitreries», comme il le dit, qui prennent donc pas mal de «libertés» avec les faits réels. Et pour ceux que ça gêne, il précise, sympathique, qu’un autre ouvrage, celui de Carolyn Abraham (Possessing Genius), devrait satisfaire les esprits plus rigoureux.
Nous voilà donc plongés dans l’univers d’un auteur facétieux et unique, remarqué à juste titre pour deux précédentes œuvres : le superbe Pereira prétend (2016) et Malaterre (2018). Et avec le bien-nommé La Fuite du cerveau, il poursuit son formidable élan, notamment grâce à ses personnages attachants.
Celui de Thomas Stolz l’est assurément, surtout quand il se rêve en aventurier à la Indiana Jones, bravant les interdits pour un peu de gloire et de notoriété. Un peu perdu mais vaillant, surtout quand il est question d’amour et d’amitié. Pour la jolie neurologue Marianne Ruby, mais aussi pour Albert Einstein lui-même, ressuscité et le crâne ouvert comme une boîte de conserve! Ce dernier, casquette vissée sur la tête et charentaises au pied, prolonge un peu les plaisirs, intéressé par l’idée de fouiller dans sa propre caboche. D’autres figures, toutes aussi cartoonesques, accompagnent cette folle course poursuite : des agents du FBI et des journalistes, un savant qui mène ses expérimentations au LSD, un exécuteur testamentaire aussi rassurant qu’un Klaus Kinski…
Pierre Henry-Gomont habille cette séduisante galerie, montée sur ressort, d’un dessin libre et affranchi de tout carcan. Le trait est dynamique, les cases virevoltent, les métaphores s’enchaînent naturellement et, souvent, de petits symboles remplacent les mots, créant une surprenante musique narrative. Et si l’on rit de la cavale de deux improbables comparses, genre Pierre Richard et Gérard Depardieu, leur aventure a beaucoup de choses à dire : sur la récupération politique des créations scientifiques, l’internement psychiatrique, la vanité… et, bien sûr, sur notre irrémédiable déchéance (et par ruissellement, notre propre fin). En un seul mot : génial.
La Fuite du cerveau,
de Pierre-Henry Gomont.
Dargaud.
Grégory Cimatti
L’histoire
Le 18 avril 1955, Albert Einstein passe de vie à trépas. Pour la science, c’est une perte terrible. Pour Thomas Stolz, médecin chargé de l’autopsie, c’est une chance inouïe. Il subtilise le cerveau du savant afin de l’étudier. S’il perce ses mystères, il connaîtra la gloire… Le problème, c’est que le corps d’Einstein le suit! Privé de cerveau, Albert continue à bouger, à marcher, à parler. C’est que la perspective de comprendre le fonctionnement de ses neurones l’excite au plus haut point. «Formidable! On va faire ça ensemble, tous les deux!» dit-il à Stolz. Reste à trouver un laboratoire à l’abri des regards indiscrets. Ce qui n’a rien d’évident quand on a le FBI aux trousses…