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[Bande dessinée] Mais où est Charlie ?


(photo DR)

Que reste-t-il de l’esprit Charlie Hebdo aujourd’hui, dix ans après l’attentat jihadiste qui a décimé une partie de sa rédaction ? Aurel aiguise ses crayons et s’interroge sur le métier de dessinateur de presse, plus que jamais en crise.

Il y a dix ans, jour pour jour, la France était en deuil, sonnée par la violence de l’attaque ayant frappé en plein cœur l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo.

Le journal, meurtri par la perte de ses plus illustres membres (Cabu, Charb, Honoré, Tignous, Wolinski…), devenait alors le martyr de la liberté d’expression, et quatre jours après le bain de sang perpétré par les frères Kouachi, terroristes islamistes, des manifestations réunissaient près de quatre millions de personnes dans les rues, à Paris comme en province.

Dans les cortèges spontanés, chefs d’État et de gouvernement, mais aussi anonymes, arboraient le même slogan de soutien, avec cette expression sur fond noir restée depuis célèbre : «Je suis Charlie».

Aurélien Froment, alias Aurel, dessinateur pour Le Monde, Politis et Le Canard enchaîné (mais aussi réalisateur du film d’animation Josep en 2020), est à l’époque «liquéfié» malgré les «différents politiques» qui le tiennent à distance de cette bande de trublions. C’est qu’il les connaissait bien et n’admet pas qu’un «désaccord», aussi sensible soit-il, puisse se résoudre par un «assassinat».

Car son métier s’articule autour d’une philosophie centrale, ici bafouée : «Pouvoir être libre de dire et de dessiner ce qu’on veut dans les limites de la loi». C’est ce qu’il raconte à travers un bref flash-back dans Charlie quand ça leur chante qui, en dehors de ces souvenirs traumatiques, est d’abord à voir comme un manifeste sur la situation critique des dessinateurs de presse.

Ce livre n’est pas un règlement de comptes. C’est un manifeste de dessinateur !

Il le précise d’ailleurs : «Ce livre n’est pas un règlement de comptes» ou encore «Je ne suis le porte-parole de rien et m’exprime en mon nom». Un coup de gueule et une réflexion personnelle permis par Futuropolis et sa nouvelle collection [Paroles], offrant «une parole qui ose dire les choses, poser les problèmes, articuler des colères et prendre de la hauteur», écrit la maison d’édition.

Un petit format, court (32 pages) et incisif, dont a déjà bénéficié Joe Sacco (avec Guerre à Gaza) en septembre dernier. Au tour donc d’Aurel d’y aller de son point de vue, qui va tourner principalement autour de la place du dessin d’humour de nos jours et, plus mordant, de ce que sont devenus ceux qui se disaient Charlie il y a une décennie.

Dire que le dessin de presse est en pleine décrépitude n’est pas un trait d’esprit. Dernier exemple en date, remontant seulement à quelques jours : la démission d’Ann Telnaes du Washington Post en raison du rejet par la direction d’une caricature où elle critiquait le propriétaire du quotidien, Jeff Bezos, qui fait les yeux doux à Donald Trump.

Loin des États-Unis, Aurel parle de la France où il roule sa bosse depuis longtemps. Suffisamment pour mesurer la crise économique qui touche les journaux (surtout la presse écrite), la précarité des dessinateurs devenus «encombrants» et grands oubliés du passage au numérique, sans oublier l’hypocrisie de tout un milieu qui salue leur nécessité tout en les mettant sous le tapis.

Une nouvelle génération qui n’a plus les «mêmes canons d’humour ou les mêmes dispositions» à rire de tout

Le dessin d’actualité, par définition «percutant, irrévérencieux et sale gosse», a-t-il encore sa place dans une société de plus en plus frileuse et des médias effrayés à l’idée de faire des vagues ?

Aurel entre dans le vif du sujet et explique son tiraillement, comme celui de ses pairs, pris entre deux imposantes «mâchoires» qui se livrent une «guerre intellectuelle». Pour lui, d’un côté, il y a les nouveaux moralistes (de droite comme de gauche), «néoréactionnaires» qui tirent sur les «wokes» et imposer leur vision des choses, la seule qui vaille à leurs yeux.

Gardiens de l’esprit Charlie autoproclamés et occupant tout l’espace médiatique, ils ne servent qu’une idéologie «conservatrice drapée dans les oripeaux de l’irrévérence et l’autosatisfaction». Certains en font les frais, comme Guillaume Meurice sur France Inter (ou ses aînés Stéphane Guillon et Didier Porte).

De l’autre, il y a un nouveau public, plus jeune, plus connecté. Une nouvelle génération qui n’a plus les «mêmes canons d’humour ou les mêmes dispositions» à rire de tout. Oui, l’esprit du professeur Choron (HaraKiri) ou de Coluche semble loin.

Ce qui ramène sur la table l’expression de Pierre Desproges – «on peut rire de tout mais pas avec n’importe qui» – à laquelle on ajoute désormais «et pas dans n’importe quel cadre».

Face aux tartuffes de tout poil, aux «idées rétrécies et rétrogrades», qui détournent la masse bêlante du danger réel qu’est la montée de l’extrême droite, Aurel n’a que du mépris mais parallèlement, il admet être attentif aux nouveaux codes culturels et sociétaux qui va l’obliger à penser (et travailler) différemment.

Positif, il termine son éclairante démonstration par une invitation à rire ensemble. «Ça ne révolutionne pas le monde, mais ça permet de le supporter un peu mieux.» Personne ne le contredira.

Charlie quand ça leur chante, d’Aurel. Futuropolis.