Sommité de la BD chinoise, Xiaoyu livre Lotus jumeaux, une chronique de la guerre pleine de bruit et de fureur, en équilibre entre poésie et réalisme cru.
Selon d’anciennes croyances chinoises, la double fleur de lotus est symbole d’amour et de sentiments heureux : un yin et un yang, deux forces complémentaires et opposées qui, ensemble, composent une harmonie. Dans la Chine en guerre, il y a de moins en moins de place pour les superstitions, mais la foi en la double fleur de lotus a toujours une raison d’être. Ainsi, Fan, jeune ingénieur, a perdu son épouse et âme sœur, la chanteuse d’opéra Mingfeng, dans un bombardement. En 1937, aux premiers mois du conflit qui oppose la Chine et le Japon – bientôt rattrapé par la guerre mondiale –, les pertes civiles sont déjà nombreuses. Dans sa petite ville du sud-ouest du pays, où la présence déjà visible de soldats américains fait autant espérer la victoire (tardive) qu’elle inspire la méfiance, Fan utilise ses talents d’inventeur pour mettre au point une femme automate, troublante copie de Mingfeng, qui remplace la cantatrice disparue sur scène et dans son couple.
Les fleurs n’éclosent pas toujours, les belles saisons ne durent pas. Adieu, jusqu’à ton retour
Malgré une célébrité toute relative hors de Chine, Xiaoyu Zhang est reconnu depuis bientôt trente ans comme l’un des grands auteurs de BD de la République populaire, où il est également une référence de la science-fiction : il a adapté une autre sommité du genre, son compatriote Liu Cixin, a longtemps dirigé le magazine Science Fiction World (l’équivalent chinois de Métal hurlant) et aime à mélanger, dans ses œuvres régulièrement publiées en français (chez Casterman, Les Humanoïdes Associés, Ankama ou Mosquito, son éditeur actuel), décor historique et éléments fantastiques. En ce sens, Lotus jumeaux, son dernier roman graphique à la croisée du manga, de la peinture chinoise et de la BD franco-belge, continue dans la même veine de grandeur que ses travaux les plus ambitieux (Sombre futur, 2007; Le Temple flottant, 2014; La Vengeance de Masheng, 2013).
Avant toute chose, Xiaoyu, lui aussi originaire du sud-ouest de la Chine (né dans la province pauvre du Guizhou, il travaille à Chengdu, dans la province voisine et montagneuse du Sichuan), donne à voir un autre regard sur le conflit sino-japonais. Il y a certes ces scènes terriblement réelles de bateaux bombardés et de fusillades ou celles, plus spectaculaires, de combats aériens, mais ce qui occupe la majeure partie de ces quelque 300 pages, c’est le regard que porte l’auteur sur la précarité de la vie quotidienne dans cette ville miséreuse. Xiaoyu aborde son récit à hauteur d’enfant – ou presque, puisque ses (anti)héros, Nez-Coulant et Tête-Puante, sont des gamins des rues, voleurs, vulgaires, violents et, en fin de compte, victimes de l’allure du monde, qui tentent de survivre comme ils peuvent. Car il s’agit surtout de survie dans ce grand tout qui compose le récit. Les nombreux personnages rencontrés, quand ils ne sont pas soldats, petites frappes en quête de pouvoir, chefs mafieux ou violeurs, doivent composer avec leurs souffrances, leur ignorance, leur infériorité, qu’elle soit physique ou sociale.
L’auteur frappe par son habileté à s’affranchir des genres et des tons, de la même manière que son dessin en noir et blanc assume son tribut au manga sans jamais vraiment y ressembler. La finesse du trait et la richesse des compositions font de cet album une vraie merveille, qui se passerait presque de mots. Il faut souligner que Xiaoyu excelle tout autant dans le scénario, entre le langage châtié des chefs de gang miniatures et une narration aux accents oniriques, soutenue par le leitmotiv d’une pièce de théâtre tragique et le mal-être sentimental qui ronge Fan. Mais si l’auteur manie à la perfection les moments de silence et de contemplation, son Lotus jumeaux reste une œuvre pleine de bruit et de fureur. Une chronique de la guerre vue de l’intérieur, marquée par une représentation certaine (et tristement réaliste) de la cruauté, mais qui vibre en son cœur avec une réflexion sur l’amour et la fraternité, sentiments immortels menacés par la part d’ombre qui met en sursis cet équilibre qui ne trouvera jamais plus beau symbole que la fleur de lotus.
Lotus jumeaux,
de Xiaoyu. Mosquito.
L’histoire
Chine 1937, les Japonais bombardent les populations civiles. Fan perd sa femme, une actrice d’opéra. Il va construire un fabuleux automate pour la remplacer… Son chemin croise celui de jeunes orphelins délinquants et de pilotes américains, les fameux «Tigres volants».