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[Bande dessinée] «Libres d’obéir» : ce que le nazisme dit du management moderne


L’essai de Johann Chapoutot, historien et spécialiste des idéologies fascistes, bénéficie désormais des dessins de Philippe Girard pour revenir sur les origines et les dérives du management contemporain.

C’est, au départ, un travail d’historien intéressé par la normativité nazie, en l’occurrence les normes juridiques, morales, biologiques et médicales qui ont structuré la vision du monde du IIIe Reich.

Son intérêt? Dire que celles-ci n’ont pas disparu d’un claquement de doigts après la débâcle allemande de 1945, mais qu’elles se sont insidieusement répandues dans la société d’après-guerre. Des idées qui, lâche Johann Chapoutot auprès de Casterman, appartiennent en effet «à un  lieu et un temps qui sont les nôtres : l’Europe du XXe siècle».

Durant l’une de ses nombreuses enquêtes, qui l’imposent comme un spécialiste des idéologies fascistes, il s’est ainsi rendu compte de troublants parallèles avec le management contemporain : même culte de la performance, même délégation de responsabilité, même discours positifs façon «happiness manager». Avec, au centre, cette matière malléable et jetable à souhait : l’humain, simple «ressource» à gérer au même titre que les matières premières ou les machines.

Pour comprendre, il faut remonter aux années 1930-1940. Dans sa volonté d’expansion gigantesque, qui mobilise près de 20 millions d’Allemands, les nazis se retrouvent face à un problème purement mathématique : comment produire plus avec moins? La réponse est limpide : en faisant mieux !

La tâche est alors confiée à une cohorte de jeunes intellectuels qui arrivent à cette conclusion : puisqu’il est impossible de contraindre la population à être plus efficace au travail, il faut la motiver grâce à une politique fiscale favorable, mais aussi par un management «par la joie» avec des sorties au théâtre, des excursions…

Un monde de productivité, de croissance et de jouissance matérielle qui ressemble à s’y méprendre à celui vanté par les Trente Glorieuses qui allaient suivre et qui, dans ce sens, ne marque «aucune réelle rupture» avec la méthode du IIIe Reich, basée elle aussi sur l’exploitation à tout crin des corps, des espaces et du vivant.

Parmi ces universitaires et diplômés, il y en a un qui se distingue tout particulièrement, figure centrale de l’essai-choc de Johann Chapoutot, Libre d’obéir (Gallimard, 2020) : Reinhard Höhn, vu par l’auteur comme le «Josef Mengele du droit». Sa trajectoire est éloquente : juriste et officier du SD, le service de renseignement du parti nazi, il gagne le titre de SS-Oberführer en 1944.

Discret après la défaite, il réapparaît en 1956 comme fondateur d’une école de commerce à Bad Harzburg (situé en Basse-Saxe), dans laquelle il officie en tant que professeur, lui l’inventeur d’un modèle de «délégation de responsabilité» qui pousse à une injonction contradictoire : la liberté d’obéir.

Le principe ? Proposer une collaboration horizontale entre le subalterne et son supérieur, où le subordonné est en effet libre de choisir les moyens pour parvenir à son objectif… qu’il n’a toutefois pas défini, lui attribuant alors, par ruissellement, toute la responsabilité en cas d’échec de sa mission.

Être indépendant en étant aliéné, satisfaire le client tout en bâclant le travail, viser la qualité tout en rognant sur les ressources… Ça vous dit quelque chose, non? Normal, Reinhard Höhn, à travers ses cours et une cinquantaine de livres édités jusqu’à sa mort en 2000 à l’âge de 96 ans, va former plus de 700 000 cadres.

Pas moins de 2 600 entreprises y ont envoyé leurs collaborateurs, dont certaines sont toujours connues comme les symboles du capitalisme allemand et international : Porsche, LIDL, Aldi, Volkswagen, Colgate, BMW… Avec cette démonstration qui, en outre, réclame dans ses grandes lignes la disparition totale de l’État (et son contrôle) et de la bureaucratie, le livre de Johann Chapoutot va connaître succès et controverses, favorisés également par une sortie programmée dans la foulée du procès France Télécom, entreprise aux méthodes toxiques et harceleuses ayant conduit au suicide de 35 employés en deux ans, emblème pour beaucoup de la déshumanisation à l’œuvre du marché du travail.

À l’heure où libéralisme et nazisme se retrouvent à nouveau mêlés par les «saluts hitlériens en mondiovision» depuis Washington, dit l’auteur en préface, la piqûre de rappel était nécessaire. Elle s’est appuyée sur le savoir-faire du dessinateur québécois Philippe Girard qui alimente la théorie avec le récit, contemporain celui-ci, de Florence et Annie, deux cadres de la tech californienne en proie à la souffrance et au burn-out.

Un va-et-vient entre passé et présent découpé en huit chapitres – autant que les bâtons de la svastika, déjà détournée sur la couverture où le personnage semble broyé par les rouages rappelant une croix gammée, à moins que ce ne soit une roue dans laquelle il tourne en rond, comme un hamster.

Afin de rappeler que le management est issu «de la propagande», il va notamment multiplier, dans une multitude de petites vignettes, les références graphiques à l’iconographie nationale-socialiste. Au bout, un ouvrage certes exigeant mais nécessaire, qui rappelle en conclusion l’essentiel : «La véritable manière d’être libre, c’est de désobéir.»

Libres d’obéir, de Johann Chapoutot et Philippe Girard. Casterman.

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