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[Bande dessinée] «Les Sentiers d’Anahuac» : paroles aux «vaincus»


Avec l’historien Romain Bertrand, Jean Dytar raconte la préservation de la mémoire du peuple aztèque, promise à la destruction en raison de la colonisation espagnole au XVIe siècle. Au bout, un ouvrage exceptionnel, dans le fond comme la forme.

À la question de savoir qui écrit l’Histoire, la réponse est souvent la même : les puissants, ceux qui gagnent les guerres et imposent leurs volontés aux «vaincus», jusqu’à parfois les rayer totalement des mémoires. La conquête génocidaire d’un territoire ne s’embarrasse jamais de ce qui s’est passé avant. Aux oubliettes, alors, les langues, les cultures, les rites et les savoirfaire des soumis. Ce sont les envahisseurs qui commandent et qui reconstruisent le présent. Ce sont eux les héros du récit qu’ils rédigent et, par ruissellement, la violence employée pour soumettre un peuple, voire le faire entièrement disparaître, devient l’instrument d’une glorieuse épopée, surtout quand celle-ci est dictée par le divin. C’est tout l’objet de cet ouvrage rare, né d’une rencontre entre un historien et un dessinateur.

Si le nom de Romain Bertrand – qui s’est fait une spécialité de traiter la question des dominations coloniales européennes et défend le principe d’une Histoire plus équitable – n’est pas connu du monde de la BD, ce n’est pas le cas de Jean Dytar, artiste caméléon à qui l’on doit certaines récentes réussites : Florida (2018), #J’accuse (2021) ou encore Les Illuminés (2024). Il récidive, et de quelle manière, avec Les Sentiers d’Anahuac, livre qui fait date pour sa rigueur scientifique et son audace graphique. Une enquête et une écriture à quatre mains qui prennent pour cadre le Mexique du XVIe siècle, à l’époque où le conquistador Hernán Cortés s’empare de l’Empire aztèque, au nom du roi et de Dieu, acte fondateur de ce que l’on va appeler la Nouvelle-Espagne.

Garder la trace d’un monde qui meurt

On est en 1539, soit plus de quinze ans après la «normalisation» de l’Amérique centrale – comprendre transformer les «sauvages» et les «païens» en bon chrétiens. À Mexico (anciennement Tenochtitlan), deux mondes se rencontrent autour d’une exécution. D’un côté, un jeune Indien, Antonio Valeriano, né après l’occupation et qui ne connaît pas grand-chose au monde des anciens, l’Anahuac. De l’autre, un prêtre franciscain, Bernardino de Sahagún, qui déplore la destruction par les colonisateurs de la culture autochtone, de leurs idoles et de leurs croyances. En somme, leur «panthéon démoniaque et leurs liturgies obscènes». Ce dernier a en effet une doctrine : «Mieux connaître ce que nous voulons combattre.»

Il va alors se tourner vers Antonio et d’autres garçons de son âge, les baptiser, les éduquer et en faire des disciples avec, au départ, un objectif clair : comprendre les autochtones afin de leur imposer la foi chrétienne. Mais la mission qu’il se fixe va, au fil des décennies, prendre une autre intention et une autre résonance : «Interroger ceux qui ont connu le monde d’avant et fixer leur parole sur papier», afin, comme le dit son protégé, de «garder la trace d’un monde qui meurt». Une entreprise longue d’un demi-siècle qui va s’imposer comme l’une des toutes premières études ethnologiques et aboutir au Codex de Florence, en l’occurrence douze livres pour un ensemble de 2 500 pages qui rassemble, sous forme d’écrits et d’illustrations, les mœurs et les coutumes du monde aztèque (ou «mexica» pour être précis).

Entre l’homme d’Église et son élève se brosse l’histoire d’une civilisation, cruelle et déterminée, qui dévore une autre avec son lot de crimes, d’autodafés et d’injustices. Mais également la richesse d’un peuple que l’on a cherché à réduire à des indigènes à plumes. Un témoignage puissant (accompagné d’un glossaire qui va jusqu’à préciser les glyphes) qui l’est encore plus visuellement. En effet, le dessin n’accompagne pas seulement l’histoire de cette domination, puis de cette assimilation : il l’incarne de bout en bout, débutant avec un trait façon gravure médiévale (pour représenter l’Occident), progressivement habité par la couleur et la rondeur héritées des pictogrammes de la culture aztèque, pour finalement ne faire qu’un, à l’image de deux mondes qui s’entremêlent. Les Sentiers d’Anahuac n’est pas qu’une BD : c’est une expérience visuelle et narrative de haute facture qui redonne la parole aux Nahuas du Mexique colonial. Une voix aux sans-voix.

Les Sentiers d’Anahuac,
de Romain Bertrand et Jean Dytar.
Delcourt.

L’histoire

Mexico, 1539. Presque vingt ans après la prise de la ville par les Espagnols, un jeune Indien, Antonio Valeriano, croise la route d’un prêtre franciscain, le père Bernardino de Sahagún. Ce dernier se donne pour projet de comprendre et décrire un monde disparu : l’Anahuac, le pays des Aztèques, consumé par les flammes de la Conquête. Commence alors une enquête, qui va durer près d’un demi-siècle et aboutir à la rédaction, par le religieux et son équipe de traducteurs indiens, du monumental Codex de Florence.