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[Bande-dessinée] «Les héros du peuple sont immortels» : le punk en fuite


Stéphane Oiry remonte aux années 1980 et ranime le groupe Camera Silens. Du moins le destin hors norme de son chanteur, Gilles Bertin, homme libre, punk authentique, braqueur et en cavale pendant 30 ans.

Dans les années 1980, à l’ombre de Bérurier noir, de très nombreux groupes, moins réputés mais tout autant en colère, ont aussi construit leurs légendes, alimentant par là même l’Histoire du punk «made in France». Celles-ci, dans les grandes lignes, se ressemblent toutes : on y parle de concerts furieux et de bagarres, de défonce et de picole, de squats et de débrouille, de galères et d’utopie, d’amour et d’amitié qui partent à vau-l’eau.

L’histoire de Camera Silens, une bande de «vauriens» enracinée à Bordeaux, correspond bien à la description, à une exception près toutefois : le destin singulier d’un de ses membres, Gilles Bertin, bassiste-chanteur, car symbole malgré lui de toute une génération, de toute une époque. Celle du capitalisme effréné, des ravages du sida, de l’industrialisation de la musique et sa réponse salvatrice, qui pourrait tenir à un doigt levé vers le ciel. Vivre libre ou mourir, en somme.

Auteur et dessinateur, Stéphane Oiry (collaborateur régulier du Monde, L’Obs, La Croix ou L’Express) connaît bien cette scène, surtout celle de Strasbourg où il a usé ses Dr. Martens et quelques baguettes en tant que batteur. Fan, comme il l’indique sur le site de Dargaud, «de musique, de polar et de faits divers», la vie tragique et rocambolesque de Gilles Bertin cochait ainsi toutes les cases.

Il achète alors ses mémoires, Trente ans de cavale : ma vie de punk, sorties en 2019, l’année de son décès, pour en tirer une «adaptation libre». Les héros du peuple sont immortels ne sera pas un livre-documentaire sur Camera Silens (l’histoire du groupe, faite de dissolutions et de résurrections, est trop «complexe»), ni une biographie sur son leader car «son récit était romancé et il n’avait pas une mémoire toujours précise des faits».

Celui-ci débute en 1990, à Lisbonne, ville dans laquelle Gilles Bertin se cache sous le nom de Didier Ballet. Pour ses clients, c’est un sympathique Écossais à la tête d’un magasin de disques. En réalité, il est paranoïaque, voit des flics partout et craint de se faire prendre.

Car deux ans avant, le 27 avril 1988, il participe avec quelques complices à un braquage de la Brink’s. Il s’exile ensuite dans la péninsule ibérique avec sa part du butin (au total, près de 12 millions de francs en petites coupures). Les autres sont tombés, pas lui… Jusque-là, avant qu’il ne devienne accro à l’héroïne, passe par la case «prison» à la suite de petits larcins et se lasse de la vie d’artiste, il montait avec des bras cassés de son envergure (le «grand Claude», le « Schné», Benoît et «Punky») un groupe : Camera Silens.

Avec ce nom inspiré des cellules d’isolement en Allemagne où sont parqués les membres de la Fraction armée rouge, la bande allait mettre ses convictions politiques et son exaspération dans un son qui fait péter les bouchons de sébum. Sans être talentueuse, mais portée par une énergie folle, elle se fait vite une réputation au point, en 1982, de disputer le premier prix d’un tremplin rock avec un certain… Bertand Cantat et ses Noirs Désirs (à l’époque avec des «s»).

Le groupe sortira, dans ses belles heures, deux albums – dont un premier, Réalité (1985), qui cette année, pour ses 40 ans, aura le droit à une réédition. Toujours au rayon nostalgique, on trouve aujourd’hui un livre retraçant leur parcours – Camera Silens par Camera Silens, de Patrick Scarzello (2020) – et même un site à la suite de l’arrêt de leur label Euthanasie.

Et Gilles Bertin dans tout ça? Avant sa cavale qui va durer 30 ans et qui passera aussi par l’Espagne, il aura un premier enfant, puis un second avec Cécilia Miguel, la femme de sa vie qui signe d’ailleurs une jolie postface. De longues années durant lesquelles il mène, comme elle l’écrit, une existence «de poète, de musicien, de romancier, de malfaiteur et de survivant».

Car il y a aussi cette maladie, le sida, qui le ronge à petit feu et aura finalement sa peau en 2019. Avant son dernier souffle, au gré des soins et d’un boulot dans le bar de ses beaux-parents, il va aller jusqu’au bout du chemin vers la rédemption en se livrant, en 2016, à la justice française, qui ne le condamnera qu’à cinq ans de prison avec sursis en raison de son «bon comportement».

Les héros du peuple sont immortels, comme son nom l’indique, célèbre les combats ordinaires, ceux du quotidien, à travers ces figures qui ne «baissent jamais la tête». Car oui, «survivre chaque jour, c’est de l’héroïsme!», explique Cécilia Miguel. Stéphane Oiry, avec son sens aigu du découpage (cinématographique), ses dessins détaillés (affiches, pochettes…) et sa manière de s’adresser directement à ses personnages (abolissant ainsi la distance entre le lecteur et les acteurs du récit), se montre à la hauteur de l’hommage, avec quelques cases tout en bruit et en fureur (dont un concert de O.T.H.).

Il rappelle également, pour boucler la boucle, que Gilles Bertin était un amateur de BD – son magasin de disques au Portugal s’appelait Torpedo, du nom d’une série policière espagnole, et qu’en raison d’un numéro de Fluide glacial oublié dans la planque des braqueurs (avec ses empreintes dessus), il a mis les enquêteurs sur sa piste.

«J’aime cette idée d’une vie dans les marges, et les gens qui cherchent à se forger un espace de liberté», conclut l’auteur qui, avisé, glisse comme il se doit une playlist appropriée, qui «cogne dans les tympans». Que les fans de punk se méfient tout de même : dedans, il y a une chanson d’Annie Cordy. Ça peut surprendre.

Les héros du peuple sont immortels,  de Stéphane Oiry. Dargaud.

L’histoire

Avec Camera Silens, le groupe punk qu’il a créé, Gilles Bertin oscille entre concerts turbulents et petites combines. Jusqu’au jour où il braque près de douze millions de francs à la Brink’s. Ses complices sont rapidement rattrapés mais lui parvient à s’échapper en passant les Pyrénées. Une cavale de plusieurs décennies commence alors…